Depuis le rachat en 2014 des parts (53%) de Vivendi dans le capital de Maroc Telecom, l’émirati Etisalat s’est montré très discret, laissant le soin de la stratégie communication au management de sa filiale marocaine.
Le dernier communiqué de la maison-mère, daté de 10 juillet 2024, est venu mettre brutalement fin à cette politique de réserve. Et pour cause… La condamnation début juillet du leader marocain des télécoms par la Cour d’appel de commerce de Casablanca pour « pratiques anticoncurrentielles à une lourde amende dans son litige contre Wana Corporate, qui commercialise la marque Inwi, ne pouvait pas laisser insensible l’actionnaire de référence. En effet, 6,368 milliards de DH – le plaignant a réclamé une réparation de 6,8 milliards de DH- n’est pas une petite somme, elle représente près de 30% du chiffre d’affaires de l’opérateur ! Le total des peines financières infligées à Maroc Telecom compte, s’est inquiété le groupe basé à Abou Dhabi, parmi les plus élevés dans le secteur mondial des télécoms, soit un peu plus de 12 milliards de DH (1,2 milliard de dollars), si l’on tient compte des deux sanctions pécuniaires précédentes prononcées dans le cadre du même litige par le régulateur du secteur, l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT) : 3,3 milliards de DH en janvier 2020 et 2,35 milliards de DH en juillet 2022.
La facture devient véritablement trop salée pour l’une des plus importantes capitalisations boursières du Maroc, qui est en même temps de loin l’opérateur qui déploie le plus d’investissements pour la modernisation continue de ses réseaux et leur extension.
La facture devient véritablement trop salée pour l’une des plus importantes capitalisations boursières du Maroc, qui est en même temps de loin l’opérateur qui déploie le plus d’investissements pour la modernisation continue de ses réseaux et leur extension. Le président d’Etisalat, Hatem Dowidar, craint que ces pénalités faramineuses n’imposent un frein d’arrêt aux « investissements futurs de Maroc Telecom» tout en laissant entendre, « à la lumière des revers répétés causés par les sanctions réglementaires et les jugements juridiques ainsi que les mesures limitant la capacité de Maroc Telecom à concurrencer sur le marché », que l’investisseur émirati pourrait raccrocher…
D’emblée, une question se pose : La justice a-t-elle eu la main lourde dans ce conflit ? Une amende pareille, colossale par son montant, est-elle pertinente au regard de la nature du litige portant sur l’accusation de Maroc Telecom par son concurrent de lui refuser l’accès au « dégroupage » et au marché du fixe dont les infrastructures sont la propriété de l’opérateur historique ? Le « dégroupage » consiste à ouvrir le réseau téléphonique à la concurrence, en permettant à l’ensemble des autres acteurs d’accéder à la boucle locale. En privé, on s’interroge non sans inquiétude sur les conséquences d’une telle décision judiciaire. Dans les milieux d’affaires comme dans les chancelleries et certaines sphères politiques, on est frappé par le montant record de ces amendes de nature à envoyer un mauvais signal au marché. Ce qui est aux antipodes de la politique gouvernementale consistant à attirer davantage de capitaux étrangers en multipliant les dispositifs incitatifs dont le dernier en date est la nouvelle charte d’investissement. Ce n’est pas là en tout cas la meilleure approche pour un pays qui ambitionne d’améliorer les flux des IDE qui enregistrent d’ailleurs leur plus bas niveau historique depuis deux décennies environ. Dans ce cadre, il s’agit de savoir dans quelle mesure les promesses d’investissements émiratis au Maroc ne seraient pas affectées par cette affaire qui, il convient de le signaler, n’oppose pas deux entités 100% privées. Seule le plaignant, Wana Corporation, est une entreprise privée, tandis que le groupe avec lequel elle est en conflit mêle actionnariat étranger et participations publiques. Or, la composition du tour de table de Maroc Telecom où l’État marocain détient encore 22% du capital confère un surcroît de complexité au différend. Ce schéma fait que les pouvoirs publics siègent à la fois au sein du gendarme du secteur, en l’occurrence l’ANRT, et au sein du Conseil de surveillance de Maroc Telecom.
Le président du Conseil d’administration de l’ANRT n’est autre que le chef du gouvernement qui le réunit deux fois par an en présence de plusieurs représentants de l’exécutif dont les ministres de l’Intérieur, son collègue de l’Économie et des Finances, celui du Commerce et de l’Industrie… Autrement dit, les principaux ministres concernés par l’acte d’investir sont membres de l’ANRT ! Quant au poste de président du Conseil de surveillance de Maroc Telecom, il échoit à Nadia Fettah Alaoui en sa qualité de ministre de l’Économie et des Finances tandis que le poste de vice-président est occupé par le président du département des Finances d’Abu Dhabi et président du Conseil d’Administration du groupe Etisalat Jassem Mohamed Bu Ataba Alzaabi. A l’inverse de Mme Fettah Alaoui qui n’a pas jugé nécessaire de commenter la décision condamnant une entreprise où l’État est actionnaire à une lourde astreinte financière, le représentant des intérêts émiratis a livré sa position dans le communiqué émanant de la maison mère : «Il est regrettable que tandis que le capital mondial cherche à tirer parti du pouvoir transformationnel de la technologie pour améliorer l’infrastructure numérique, les services gouvernementaux intelligents et les solutions numériques pour les citoyens, un environnement réglementaire difficile affecte négativement les perspectives futures de nos investissements au Maroc». C’est dire le caractère sensible et embarrassant à la fois de cette belligérance réglementaire qui risque d’impacter le secteur national des télécom et même au-delà. En raison de timing, elle entre aussi en interférence avec les méga-chantiers lancés par le Maroc en perspective du mondial 2030 où la technologie 5G, toujours au stade de projet, est cruciale pour la couverture dans les stades et les fan zones.