Transport maritime : Le livre-phare de Najib Cherfaoui

C’est un livre inédit que signe Najib Cherfaoui sur le secteur maritime national, intitulé « comme les étoiles de la nuit navires du Maroc de la naissance à 2040 ». Un ouvrage précieux qui manquait à la bibliographie nationale. Voici pourquoi.

ABDELLAH CHANKOU

L’auteur, l’un des rares sinon le seul expert de ce domaine stratégique dont il maîtrise les enjeux dans toute leur complexité, nous plonge au fil des pages de son livre dans l’histoire d’une véritable épopée parfaitement documentée. Celle-ci- commença à la fin du 18ème siècle dans la gloire et la puissance, avant de s’achever à l’orée des années 2000 dans la crise et la navigation à vue. Le Maroc était une puissance maritime qui dominait la mer avec une projection considérable sur les océans. Ceux qui tenaient le gouvernail à cette époque avaient bien saisi la portée de la parole de l’explorateur anglais du 16 e siècle Sir Walter Raleigh: « Qui tient la mer, tient le commerce ; qui tient le commerce mondial, tient la richesse du monde et, par conséquent, le monde lui-même ». Un attribut de pouvoir qui a malheureusement fait naufrage à l’orée des années 2000 sur les récifs de très mauvais choix politiques. L’auteur voit dans ce désastre qu’il met en perspective avec l’âge d’or de l’armement national et ses ressorts politiques et législatifs, la résultante « de l’ignorance des choses de la mer, d’abord de la part du système bancaire et ensuite de la part de ceux qui ont décidé la privatisation de la flotte commerciale stratégique ». En parcourant ce livre bourré d’informations précieuses, on est d’abord impressionné par le nombre de navires de toutes sortes qui composent la flotte nationale à travers l’histoire, de 1886 à nos jours! Un bitumier, 2 butaniers, 94 cargos conventionnels, 13 chimiquiers, 52 frigorifiques, 36 navires, 6 phosphatiers, 42 porte-conteneurs, 10 rouliers et 50 pétroliers. En 139 ans, la flotte de commerce compte 306 navires à hélice (à propulsion mécanique), opérés par 129 armateurs. Par ordre d’importance, les cinq premiers sont: Comanav (53), International Maritime Transport Corporation (17), Union d’entreprises Marocaines (17), Marphocéan (16) et la Compagnie Minière et Métallurgique (10).La valeur inestimable de ce livre gros de 500 pages réside sans doute dans l’exploit réalisé par cet ingénieur des ponts et chaussées passionné par le monde maritime qui a fait véritablement œuvre d’historien. Reconstituer navire par navire la flotte nationale dont il retrouve la trace, situe l’époque, décrit le profil et retrace le parcours. Exceptionnel. Ce qui était jusque-là fragmentaire et éparpillé dans des archives délaissées est ainsi rassemblé en un seul recueil qui fait sens dans toutes ses facettes. Les professionnels et les responsables du secteur y trouveront assurément une bonne source d’inspiration et le chemin vers une reconquête de la mer sur de nouvelles bases. En attendant, le livre donne à voir, comme autant de preuves concrètes d’une grandeur passée, les photos inédites avec les noms, la date et le lieu de construction de ces bateaux mythiques qui ont contribué au développement du Royaume et à son rayonnement. Difficile de ne pas être envahi par un immense sentiment de fierté mâtinée d’une certaine nostalgie devant cette densité maritime exceptionnelle qui raconte un âge d’or révolu. En reproduisant les photos de tous ces navires baptisés des noms des personnalités marocaines illustres ou des noms des villes, localités, montages et oueds emblématiques du pays, notre expert nous transporte dans un autre monde, un monde de souvenirs glorieux, d’émotions et de vague à l’âme aussi. L’admiration cède aussitôt le pas à la désolation, cette période de grandeur maritime entrant en même temps en résonance avec le néant où a sombré depuis plusieurs années l’armement national.

Il a fallu attendre novembre 2023, à la faveur de l’appel royal pour la reconstitution du pavillon national, pour que le transport maritime soit de nouveau remis au cœur de l’agenda politique gouvernemental.

Dans son ouvrage, Najib Cherfaoui ne se contente pas seulement de présenter les navires du Maroc dans toute leur diversité (Vraquiers, containers, phosphatiers, chimiquiers, tanks, navires frigorifiques et passagers…) qu’il accompagne chacun d’une fiche technique et historique détaillée. Il enrichit ce travail de recherche exceptionnel en contextualisant toutes les étapes avec un éclairage instructif sur un aspect de haute importance : l’arsenal juridique. C’est à ce dernier, notamment les codes des investissements ( dahirs de 1973, 1985 et 1987) nous apprend M. Cherfaoui, que le Maroc doit en grande partie l’essor de sa flotte marchande. Codes qui seront curieusement abrogés tout comme celui des investissements maritimes de 1985. Erreur fatale. « C’est […] à partir de cette date que commence le déclin actuel de la flotte marchande. L’État remplace l’ensemble des codes par une charte de 16 Dahir du 28 décembre 1988, portant loi de finances n° 21-88 pour l’année 1989 », indique l’auteur qui la trouve « trop générale[pour] intégrer le caractère spécifique du navire ». « C’est la déchirure », décrète M. Cherfaoui.

De 75 navires en 1986, la flotte dégringole à 52 en 1995. Loin de connaître un quelconque redressement, la situation maritime du pays s’aggrave entre 2005 et 2015 avec la disparition de la totalité des compagnies historiques. En termes d’armement, le bilan est lourd. Le secteur perd 31 navires, soit la moitié de sa flotte: un cargo, 4 chimiquiers, 12 porte-conteneurs, 2 rouliers, 4 tankers et 8 car-ferries. Une hécatombe ! La mise à mort de ce qui reste intervient entre 2004 et 2008. Et l’auteur de citer l’arme du crime, une « simple note circulaire [qui] supprime l’encadrement du secteur par la marine marchande note circulaire». Celle-ci stipule qu’ « à compter du 1er juillet 2007, tous les navires de commerce sous pavillon étranger peuvent opérer librement et sans restriction, en provenance et/ou à destination des ports marocains, des services de transport maritime de marchandises (direct, transbordement, feeder ou wayport).» Signée par le ministre du Transport de l’époque, l’Istiqlalien Karim Ghellab, cette note « aux conséquences catastrophiques», « révèle l’absence totale de culture portuaire», déclenchant la tornade qui allait faire couler ce qui reste du pavillon national: Limadet (2007), Marphocean (2009), Comanav Ferry (2013), Comarit (2013) et IMTC (2015). Quant à la Comanav, la compagnie publique qui n’aurait dû jamais être cédée, elle le sera pourtant en 2007, (sous l’époque d’un certain Fathallah Oualalou alors argentier du Royaume) au groupe français CMA-CGM appartenant à la famille Saadé ! Cette privatisation est une grosse erreur puisque selon l’auteur elle ampute le Maroc « d’un noyau dur essentiel » à la reconstruction de sa flotte. Pour un pays riche de histoire maritime fabuleuse et possède deux grandes façades maritimes, cette déroute est pour le moins incompréhensible. Le massacre du pavillon national se traduit par un coût financier colossal pour le budget de l’État. « Deux milliards de dollars par année [payés en devises], y compris les surestaries (600 millions de dollars), relatives à la facture du transport maritime des marchandises importées et exportées » via l’armement étranger. Si les auteurs de cette note fatale, « dictée par l’incompétence », avaient pris la peine d’interroger la législation internationale, « ils auraient alors appris que les nations à grande tradition maritime, tels le Royaume Uni, les pays scandinaves ou les USA « donnent la priorité » aux « intérêts de leur flotte». «Ils auraient aussi appris que l’Union Européenne (UE) protège les intérêts de ses armateurs par un bouclier maritime [Règlement (CEE) n° 3577/92]. «En clair, il s’agit de l’interdiction du cabotage aux pavillons non européens. Autrement dit : l’open-sea de l’UE n’autorise qu’une seule escale en Europe pour les navires non communautaires», explique M. Cherfaoui. Il a fallu attendre novembre 2023, à la faveur de l’appel royal pour la reconstitution du pavillon national, pour que le transport maritime soit de nouveau remis au cœur de l’agenda politique gouvernemental. Najib Cherfaoui y voit «un événement providentiel aux implications économiques profondes» et une initiative « visionnaire et pleine de réalisme [qui] anticipe résolument l’ancrage du Maroc maritime au nouvel ordre portuaire africain.» Avant de quitter l’exécutif suite au dernier remaniement, le ministre de tutelle, l’istiqlalien Mohamed Abdeljalil, qui a été témoin et acteur de ce naufrage du temps où il était patron de Marsa Maroc, a eu tout de même le temps de lancer une étude onéreuse confiée à un cabinet étranger. Une énième enquête qui ira encombrer les tiroirs ministériels ou permettra au Maroc maritime de sortir du creux de la vague ?

Bonnes feuilles

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Dès l’accession au trône, le Sultan Moulay Hassan 1er (1873-1894) saisit rapidement le rôle déterminant de la mer dans la marche économique du Maroc. Il fait l’expérience du pénible ravitaillement des expéditions du Souss pour lesquelles il a fallu en 1882, puis en 1886, affréter des navires étrangers. Il décide alors de doter le pays d’une flotte maritime de transport et de surveillance. Il s’agit essentiellement de relier le Sahara Marocain par voie de mer. La volonté et la force de travail du Sultan surmontent toutes les difficultés pratiques, techniques et financières. Il commence par s’attaquer au problème de la formation : ainsi, entre 1874 et 1888, huit missions d’études sont organisées pour des cadres, totalisant un effectif de 350 lauréats. Ces missions sont effectuées en Angleterre, France, Allemagne, Espagne, Italie, Belgique et Égypte. Puis, le Sultan passe commande de trois bateaux à vapeur: Alhassannee, Al Bachir et Essid Et-Turki. Pour les équipages, on inclut dans les transactions la formation des équipages dans des écoles navales des pays d’acquisition ; ainsi Angleterre, Italie et Allemagne. De plus, on prend le soin d’adopter un uniforme ; couleur bleu foncé, boutons et insignes dorés, notamment sur la visière de la casquette. Son successeur, le Sultan Moulay Abdelaziz (1894-1908) maintient cet effort : il acquiert le navire à vapeur et à voiles « El Saidi » auprès de l’Angleterre. Mais, dans le contexte tourmenté du traité d’Algésiras, il se dessaisit progressivement de l’ensemble de la flotte. Au final, en 1911, la flotte disparaît : c’est la fin d’une époque.

Au XXème siècle, on assiste à la renaissance de la formation, mais cette fois dans le cadre institutionnel, avec pour objectif la constitution d’un corps d’officiers et de marins chargés d’assurer la conduite des navires de commerce. Il s’agit également de constituer les équipages des bateaux de pêche. 

En 1922, l’État institue pour les marins marocains le livret maritime individuel; [B.O. N° 485 du 7 février 1922, page 226]. Ainsi, la législation marocaine est pionnière : ce livret, en usage au Maroc dès 1922, ne sera établi à l’échelle planétaire que bien plus tard par la convention de Genève (N° 108) sur les pièces d’identité des gens de mer, en vigueur depuis le 19 février 1961. C’est le Bureau International du Travail (BIT) qui l’a initié en 1958. L’idée consiste à doter chaque marin d’une carte standard personnalisée, internationalement reconnue. Apprentissage Dans un souci de rentabilisation de leurs entreprises, les armateurs prennent dès 1923 les premières initiatives en matière d’apprentissage maritime et fondent, avec l’appui de l’État, « l’École nautique élémentaire » à Essaouira. En 1931, il y a la création de l’École professionnelle maritime indigène de Casablanca ; [B.O. N° 982 du 21 août 1931, page 983]. Cette école va évoluer sans cesse et devient successivement : École d’apprentissage maritime (1957), Centre de formation professionnelle maritime (1981) et enfin Centre de qualification professionnelle maritime (1985-2016). En 1939, on ouvre à Safi l’École professionnelle maritime musulmane [B.O. N° 1404 du 22 septembre 1939, page 1478]. Cet établissement devient successivement École d’apprentissage maritime (1957), Centre de formation professionnelle maritime (1981), Centre de qualification professionnelle maritime en 1985 et enfin Institut de Technologie des Pêches Maritimes (juillet 1996). En 1942, on dote Agadir de l’École professionnelle maritime musulmane ; [B.O. N° 1551 du 17 juillet 1942, page 607]. Elle devient successivement : École d’Apprentissage Maritime (1957), Institut de Technologie des Pêches Maritimes (1980), Institut spécialisé de technologie des pêches maritimes (1997), Institut supérieur des Pêches Maritimes (2006). Voici, de 1980 à 2022, la liste des villes disposant d’une formation de type « Centre de Qualification Professionnelle Maritime » : Al Hoceima (1981-1997), Casablanca (1985-2017), Laayoune (1985-2003), Safi (1996-2005), Dakhla (2000), Larache (2000-2009), Nador (2006), Essaouira (2009), Agadir (2010), Tanger (2010), Sidi Ifni (2014), Boujdour (2014).2 Enfin, il existe cinq établissements de type « Institut de Technologie des Pêches Maritimes » : Tan Tan (1992), Al Hoceima (1998), Laayoune (2004), Safi (2006), Larache (2010).

En 1957, il y a un événement majeur : la création de l’École Nationale des Officiers de la Marine Marchande, [B.O. N° 2359 du 10 janvier 1958, page 54]. À l’initiative de l’UNESCO (1978), elle acquiert le statut de référence internationale dans la diffusion du savoir ; et devient alors l’Institut Supérieur d’Études Maritimes (ISEM), [B.O. N° 3629 du 19 mai 1982 ]. (…)

En 2024, la flotte de commerce chute au niveau le plus bas jamais atteint depuis les années 1920 ; soit 13 navires jaugeant 132 482 tonneaux ; ce qui rapporté à la population du pays nous ramène effectivement un siècle en arrière. Il en résulte pour l’État une sévère hémorragie en devises fortes : deux milliards de dollars par année, y compris les surestaries (600 millions de dollars), relatives à la facture du transport maritime des marchandises importées et exportées. Derrière ces chiffres, il y a des vies, des destins et des rêves maritimes. Pourquoi en est-on arrivé là ?

Comment en est-on arrivé là ? En premier lieu, il y a l’incapacité des mécanismes financiers à fournir un soutien durable au secteur des transports par voie de mer. Ainsi, en échange de l’octroi des crédits nécessaires à l’achat des navires, les banques prennent en otage le patrimoine maritime, soit l’équivalent de 1 milliard de dollars, y compris le service des emprunts. Cependant, pour faire face aux coûts croissants du soutage, les opérateurs formulent leurs besoins en liquidités et demandent une rallonge de 40 millions de dollars.3 Effrayées par la dépression boursière de 2007, les banques refusent. Elles choisissent de ne courir aucun risque. Autrement dit, elles reportent le poids de la dette sur les marins et les propriétaires des navires. Le Ministère de tutelle, sensé jouer la fonction de régulateur, préfère s’en tenir au rôle de spectateur passif et se réfugie derrière les études de façade, qualifiées de stratégiques : il aurait pu intervenir pour la réduction réelle de la dette car il en a les moyens et les instruments. Par ailleurs, cette même année, les principaux actionnaires étatiques tranchent pour la liquidation de l’armement national Comanav, opérateur historique dont les origines remontent pourtant à 1918, bien connu à l’époque sous l’appellation « Union d’Entreprises Marocaines ». Au final, de 2006 à 2024, la flotte de commerce maritime agonise dans l’indifférence générale, entraînant l’ensemble des marins du Maroc et leurs familles dans une profonde tragédie humaine. Mais, il y a un espoir. En interrogeant l’Histoire de chacun de nos navires à moteur, nous découvrons des évènements de mer à la fois fascinants et mouvementés. Mais il y a plus important : ce passé nous révèle les invariants de la flotte dans le temps. Ainsi, en 139 années, de 1886 à 2024, le système maritime du pays traverse trois cycles [voir figures 10, 11 & 12]. Chaque cycle se compose de trois phases : ascension, grandeur, décadence.

Chaque déclin fait apparaître une remarquable capacité à se réparer. Après chaque épreuve, le système retrouve ce qui a été écrasé, cherche comment ça a été écrasé, reconstruit là dessus, et remonte à la surface : la renaissance est un caractère permanent. En conséquence, suite au traumatisme de 2006, dont le creux se situe en 2024, la prochaine émergence ne devrait pas intervenir avant au moins 2045. Cependant, il existe l’alternative de la ramener à l’horizon 2030 (…)

En 1971, l’État finit par assimiler la limite des codes de 1958 et de 1960. Il tire aussi les leçons de la faillite du groupe « Compagnie Marocaine Royale de Navigation ». Il opte pour une intervention ciblée. Il implique les banques et promulgue le Dahir du 13 août 1973 spécialement dédié aux investissements maritimes : prime égale à 30% du prix d’acquisition (15% au titre de l’équipement et 15% au titre de la spécialisation), ristourne de deux points sur les taux d’intérêts, amortissement doublement accéléré, réglementation des changes assouplie et exonération patente sur cinq ans [B.O. N° 3172 du 15 août 1973]. Publié le 15 août, ce Dahir intervient dans le contexte de la marocanisation, décrétée au mois de mars : Loi N° 1.73.210 du 2 mars 1973 relative à la marocanisation ; [B.O. N° 3149 du 07/03/1973]. En gros, l’État contribue pour 100 millions de dollars et engage un vaste programme d’équipement, de rénovation et de rajeunissement. La flotte change de taille et connaît une expansion remarquable. En 1976, le frigorifique EL MANSOUR SAADI, acheté neuf, entre en flotte ; il aura une grande longévité sous pavillon (28 ans). Dès 1978, on compte 58 navires (349 762 tx). Cependant, le code des investissements industriels de 1983 abroge celui de 1973 qui aura donc vécu dix ans. Dahir N° 1-82-220 du 17 janvier 1983, portant promulgation de la loi N°17-82 relative aux investissements industriels ; [B.O. N° 3664 du 19/01/1983]. Ce nouveau code se distingue par la suppression de la condition de marocanité. Mais le transport maritime n’est plus éligible, à l’exception du transport frigorifique. Autrement dit, il y a reconduction des avantages pour les navires réfrigérés. Ce qui explique, par la suite, leur prépondérance dans la composition de la flotte. Par ailleurs, les navires à passagers ne doivent leur survie qu’à la loi sur les mesures d’encouragement aux investissements touristiques publiée en 1983 [loi N°20-82]. En effet, le transport des touristes par voie maritime entre dans le champ d’application ; Dahir du 3 juin 1983 [B.O. N° 3685 du 15/06/1983]. Cependant, l’État finit par comprendre la nécessité de soutenir la flotte de commerce. 

Il promulgue donc en 1985 un magnifique code spécifique aux investissements maritimes ; Dahir N° 1-83-407 du 5/10/1984 portant promulgation de la loi N°21-82, relative aux investissements maritimes. [B.O. N° 3775 du 06/03/1985]. Le résultat est immédiat : Le pic absolu en nombre d’unités (resp. en jauge brute) est atteint en 1989 (resp. 1986) avec 73 navires (resp. 410 348 tx). I – Promesses d’Avenir 21 Ce superbe redressement s’explique par le changement de comportement : l’État est, à la fois, armateur et banquier. De plus, grâce à une législation adaptée, il garantit et incite la contribution active du secteur privé. Mais par la suite, deux erreurs sont commises. Tout d’abord, la loi de finances pour l’année 1989 abroge l’article 13 du code des investissements de 1985 ; dorénavant, l’exonération sur les droits d’enregistrement est levée.16 Ensuite, en 1995, l’État fait le bilan des codes des investissements relatifs aux secteurs de l’industrie, artisanat, tourisme et des mines. Il s’agit des dahirs de 1973, 1983 et 1987. Ayant constaté que ces mesures n’ont pas atteint les objectifs fixés, on décide d’abroger l’ensemble des codes y compris celui des investissements maritimes de 1985. 

Or, comme on l’a vu, tous les codes concernant le champ maritime ont donné d’excellents résultats. Mais, il ne s’est trouvé personne pour demander le maintien d’une politique maritime réussie. C’est donc à partir de cette date que commence le déclin actuel de la flotte marchande. L’État remplace l’ensemble des codes par une charte de l’investissement, publiée au bulletin officiel en 1995. Trop générale, cette loi ne peut intégrer le caractère spécifique du navire. C’est la déchirure.17 À la suite de cette décision inadaptée au secteur maritime, la chute est brutale : 52 navires en 1995 (212 182 tx). Mais le pire est à venir. En 2003, l’Union Européenne accorde un don de 95 millions d’euros, à condition de l’utiliser rapidement pour la mise à niveau du secteur des transports.18 De manière naïve, on saute sur l’occasion et, à la hâte, on réactive, entre autres, le dossier maritime.

Dans la précipitation, ils vont commettre une double faute stupéfiante : Ainsi, en 2006, par une simple circulaire ministérielle, on supprime de manière brutale l’encadrement des lignes régulières. Note circulaire du 30 mai 2006; N°51 / Scc / Min. Puis, en 2003, ils incorporent la Limadet à la Comanav; et en 2007, ils se débarrassent de ce couple historique en le vendant à Cma Cgm : c’est une grave erreur qui cause un immense tort aux gens de mer.19 La Société Maroc Phosphore Océan (Marphocéan), le 3ème transporteur chimiquier au monde en 1988, dépose le bilan de liquidation en juillet 2009. Son dernier navire citerne AL Kortoubi est envoyé à la casse en 2010. En conséquence, il n’y a en 2024 que 13 unités jaugeant 132 482 tx, et aucun n’est armé pour le long cours.21 Ce qui est tout à fait catastrophique, eu égard aux 73 navires de 1989 ou aux 400 000 tx de 1986.

Logique de développement

Les marins du Maroc sont ainsi abandonnés à leur sort dans des conditions extrêmement difficiles : c’est la plus terrible des ingratitudes eu égard à leur courage et à leur sacrifice pour affronter les dangers des océans ; beaucoup ont péri dans de violentes tempêtes. On n’a jamais rendu hommage à ces marins morts pour la patrie en accomplissant leur mission et leur devoir. Cette injustice doit être réparée. E. Promesse d’avenir Comment s’en sortir? Dans ce qui précède, de 1886 à 2024, j’ai relevé les fractures essentielles, les dates clés et les étapes marquantes, pour en déduire la loi de comportement de notre flotte. Ainsi, ces éléments m’ont permis de revisiter le passé de tous nos navires, d’identifier les quatre principales crises (1911; 1945 ; 1970 ; 2006) et de mettre en évidence les trois renaissances correspondantes, véritables piliers de notre système maritime. 

J’ai, notamment, précisé la genèse de ces renaissances, mesuré la gravité des dégâts provoqués par l’ignorance des centres de décision et annoncé la prochaine émergence : après la catastrophe de 2006, le système maritime du Maroc retrouvera un état d’équilibre prospère en 2045. 

Toutefois, ce regain peut être ramené à l’horizon 2030, car l’exploration du futur s’enrichit toujours de la conscience des erreurs commises et de leur ampleur. Elle révèle alors les chemins à suivre pour infléchir le reflux, compresser le temps et accélérer le nécessaire redressement, intégrateur de ressources, créateur de richesses et générateur d’emplois. Tout d’abord, les autorités doivent comprendre qu’il faut repenser le rôle de la Marine marchande dans son ensemble, de façon que sa requalification, indispensable à la vie du pays, s’inscrive dans une logique de développement intensif et expansif. 

En clair, nous avons besoin d’une Marine Marchande forte qui irrigue bien au-delà de son périmètre propre. Ensuite, pour bien assimiler le réalisme de notre prédiction, il convient de garder à l’esprit que les trois périodes de prospérité de notre pavillon (1930 ; 1954 et 1989) ont toutes pour origine la volonté de l’État et la confiance des banques. Les trois déclins (1945 ; 1970 et 2006) ont tous pour origine les hésitations de l’État et la défection des banques. En conséquence: la quatrième renaissance promise par notre Histoire maritime exige l’engagement solidaire de l’État, des Banques et des Armements privés au sein d’un même projet. Plus précisément, l’État est garant de l’ancrage des mécanismes financiers à la dynamique maritime. Cet engagement a pour objet de contribuer à l’autonomie industrielle et commerciale du pays en lui assurant ses propres moyens de transport par mer ; ensuite de réduire les décaissements de frets en devises au bénéfice de pavillons étrangers pour les importations et les exportations ; et enfin d’offrir à la totalité des marins du Maroc le libre accès à la gamme complète de tous les métiers de la mer. 

En d’autres termes, il faut définir le référentiel des exigences pour couvrir l’ensemble des besoins essentiels. Il faut, en particulier, veiller à ventiler ces besoins en termes de filières et en termes de capacité par filière. Cela signifie qu’il faut doter le Maroc d’une flotte stratégique flexible/modulable englobant la sécurité des approvisionnements énergétiques et alimentaires, les communications, la délégation de service public et les fonctions portuaires (lamanage, remorquage, pilotage, soutage et dragage). Il faut bien comprendre que la notion de flotte stratégique n’a pas un caractère protectionniste. 

C’est un outil de développement qui doit notamment permettre de contourner l’obstacle du financement sur le marché bancaire. Ce n’est pas une question de subventions mais plutôt la mise en place d’un dispositif de garantie publique ou d’appui spécifique pour favoriser les projets de renouvellement ou de modernisation de la flotte. Il faut également bien comprendre que sans un vivier de gens de mer, il serait impossible de développer les énergies marines renouvelables, les biotechnologies marines ou la recherche océanographique. 

La disponibilité des compétences nécessaires est au cœur des métiers transverses: Affaires maritimes, commandants de port, pilotes, équipages de remorqueurs et travaux à la mer. Il faut enfin bien comprendre que l’établissement d’une flotte stratégique est conditionné par un impératif incontournable: les responsables doivent vaincre leurs peurs, surmonter leur ignorance et admettre leurs fautes, car une Administration qui enregistre et analyse ses propres défaillances grandit et devient plus forte. Autrement dit, les responsables actuels doivent avoir le courage de faire le bilan de ce qu’ils laisseront aux générations suivantes et de leur redonner des marges de manœuvre. 

Ces mêmes responsables doivent ensuite exposer la lecture qu’ils font de l’avenir et expliquer que, si notre système maritime est plein de richesses et de promesses, il est aussi menacé d’exclusion par les mouvements du monde. Ils devront oser avouer qu’ils ont perdu beaucoup de temps, et on prendra bien soin d’écarter ceux qui, depuis trop longtemps, masquent l’écart entre les ambitions de nos valeureux marins et la réalité tragique de la flotte de commerce.Il est donc venu le temps de réparer l’avenir.