Sous la pression du gouvernement espagnol, la plateforme de livraison à domicile a été contrainte de régulariser son armée de livreurs. Un chantier social pour le Maroc où l’enseigne s’appuie sur des milloers de travailleurs indépendants sans droits ni protection sociale.
Laila Lamrani
La fermeté du gouvernement socialiste espagnol a fini par contraindre la plateforme de livraison à domicile Glovo à salarier ses coursiers. Après des années de non-respect de la loi, l’entreprise virtuelle, dont l’actionnaire majoritaire est le groupe allemand Delivery Hero, a annoncé lundi 2 décembre sa décision d’abandonner son modèle de faux travailleurs adoptée jusqu’ici et qu’elle signerait avec ses 15000 « coureurs » un contrat de travail en bonne et due forme. Le fondateur de Glovo, Òscar Pierre, avait le choix entre se conformer à la législation espagnole sur le travail ou aller en prison pour exploitation de ses collaborateurs, fraude à la TVA et aux charges sociales. Un jour avant sa comparution devant la justice, Glovo sort son communiqué qui représente un virage important dans le secteur controversé et opaque de la livraison à domicile. Enfin, cette enseigne va régulariser » ses livreurs « et respecter ses obligations », s’est réjouie la ministre communiste du Travail Yolanda Diaz, à l’origine de la « loi Rider ». « Aucun groupe technologique, aussi grand soit-il », ne peut « s’asseoir sur la démocratie », a-t-elle rappelé. En Espagne, Glovo, fondé à Barcelone en 2014, aujourd’hui présent dans 25 pays et dans près de 1 500 villes, est devenu le symbole de la lutte du ministère du Travail contre le modèle précaire de l’économie de plateforme. Celle-ci s’est installée, à la faveur du développement spectaculaire du commerce en ligne, dans de nombreux pays y compris au Maroc où Glovo est visé par une enquête du Conseil de la concurrence pour pratiques anticoncurrentielles.
Les plates-formes ! Ce vocable était jadis exclusif au secteur industriel ou pétrolier. On parlait de plate-forme offshore ou automobile. Aujourd’hui, il désigne le commerce en ligne et les adeptes de ce business florissant qui a changé la vie de bien des gens aux quatre coins du monde. Dans le domaine commercial où il a opéré une percée spectaculaire, le digital bouscule la distribution traditionnelle en lui prenant des parts de marché substantielles. Plus besoin de se déplacer avec tout ce que cela suppose comme tracas (embouteillage, stationnement…) et perdre du temps pour faire ses emplettes…
Business florissant
Désormais, grâce aux ressources illimitées d’internet, le client commande en quelques clics tout ce dont il a besoin sur des sites dédiés, y compris les produits de consommation courante, qu’il se fait livrer à domicile. Le Maroc n’échappe pas au phénomène qui commence à gagner du terrain. Les enseignes de grande distribution comme Marjane et Carrefour, qui ont compris que la nouvelle tendance est de moins en moins à leur avantage, se sont empressées d’adapter leur offre en se dotant d’applications de commande en ligne et en signant des contrats de partenariat avec les nouveaux opérateurs. Ces derniers s’appuient sur une armée de jeunes livreurs dont l’activité est gérée par des algorithmes. Ils sillonnent sans cesse à moto les artères des grandes villes du pays pour livrer tout ce qui est livrable : en plus du nefast-food et autres denrées alimentaires, les bouquets de fleurs et autres petites babioles. Le business de la livraison à domicile est florissant. Les entreprises comme Glovo gagnent de l’argent sur les frais de commissions sur les commandes effectuées, les frais de livraison ainsi que les frais d’utilisation de la plateforme. Les nouveaux forçats du transport à deux roues, considérés comme des travailleurs indépendants, doivent dépenser de l’argent avant d’en gagner : l’achat d’une moto, d’un box de livraison et d’un casque. Pas besoin de formation spécifique, il faut juste accepter avec le sourire un salaire de misère, autour de 700 DH par mois, soit beaucoup moins que le SMIG, avec une commission de 5 DH sur chaque course effectuée. Quant aux droits sociaux (CNSS, AMO et retraite…), ils sont tout simplement inexistants, passés par pertes et profits, leur statut d’auto-entrepreneurs ne leur permettant de bénéficier d’un minimum social. Ce qui est injuste et scandaleux. Surtout que leurs conditions de travail sont très difficiles, voire dangereuses. A bord de leur motocyclettes, le regard rivé sur la géolocalisation de leur prochaine course affichée sur leur smartphone, soucieux de livrer la commande dans les délais, ils parcourent à toute allure les rues et les artères de la ville, brûlant les feux rouges et roulant en sens interdit.. Ces entorses au code de la route et le défaut de vigilance les exposent souvent aux accidents de la circulation.
Dans un contexte de chômage des jeunes galopant, ces sites numériques d’intermédiation entre le fournisseur et le consommateur offrent, certes, des possibilités d’autonomie individuelle et des opportunités de travail intéressantes. Mais cela ne doit pas justifier que l’on s’asseye sur les droits des petites mains qui, elles, se coltinent toutes les difficultés du réel pour livrer souvent dans des conditions ardues les consommateurs-commanditaires. Une autre forme d’exploitation de la main-d’œuvre, pire que celle du travail dans l’économie traditionnelle, s’est installée dans le paysage. Elle risque de devenir la norme si les pouvoirs publics ne réagissent pas, comme l’a fait l’Espagne, pour protéger les travailleurs notamment via une régulation des plates-formes numériques de livraison qu’il faudrait orienter vers des pratiques socialement responsables. Il n’y a pas de modèle à inventer, il faut juste contraindre Glovo et compagnie à respecter les droits des travailleurs indépendants en leur offrant un contrat d’embauche avec une véritable protection sociale. Un chantier pour le gouvernement Akhannouch pour mettre fin à. cette précarité sociale scandaleuse dont sont victimes des milliers de jeunes livreurs livrés à eux-mêmes.