«L’AMO deviendra l’un des principaux contributeurs au financement des structures de soin»

Hassan Boubrik, un expert reconnu pour une mission sociale stratégique.

Dans cet entretien, le directeur général de la CNSS Hassan Boubrik fait le point sur le chantier de la généralisation de l’AMO dans ses différents aspects, organisationnels, financiers mais aussi en termes de responsabilité individuelle et de devoir de solidarité.

Quel bilan d’étape pourriez-vous dresser du chantier de la généralisation de l’assurance maladie obligatoire ?

Un grand chemin a été parcouru par le chantier de généralisation de la protection sociale, notamment dans sa première phase relative à la généralisation de l’assurance maladie obligatoire. D’abord en respectant le calendrier qui a été fixé par la loi cadre, puisque nous avons intégré dans les délais impartis, soit avant fin décembre 2022, les travailleurs non-salariés et les ex-bénéficiaires du régime d’assistance médicale « RAMED ». Près de 1,9 million de travailleurs non-salariés, toutes catégories confondues, agriculteurs, artisans, professions libérales, chauffeurs…, ont été immatriculés au terme de cette opération… Et au 1er décembre 2022, plus de 3,9 millions d’assurés issus du RAMED ont également basculé dans l’AMO.

Le dernier jalon est en train d’être finalisé et il concerne le régime des personnes capables de payer leurs cotisations. Le texte de loi a été publié au BO et le décret d’application est en cours d’élaboration et sera prêt incessamment. Dès lors, aucun Marocain ne sera exclu du système d’assurance maladie obligatoire puisque si vous êtes salarié, que ce soit dans le secteur privé ou public, vous êtes couvert par le régime des salariés et si vous êtes travailleur non-salarié, vous êtes couvert par l’AMO également.

Si vous n’êtes ni travailleur ni salarié et que vous avez la capacité de payer, vous êtes couvert par le régime des personnes capables de payer leurs cotisations et dont la loi vient d’être votée. Si vous êtes en revanche dans l’incapacité de payer vos cotisations, c’est l’AMO Tadamone dont les cotisations sont prises en charge par l’État. Grâce aux efforts de toutes les parties prenantes,  nous avons pu relever dans les temps impartis le défi de la généralisation de l’AMO, ce qui est en soi une grande performance.

Comment vous êtes-vous organisés en interne pour gérer la montée en charge induite par ce chantier colossal ?

Il y a eu d’abord un travail de préparation assez considérable sur le plan opérationnel, et puis une mobilisation de l’ensemble des parties prenantes, départements ministériels, associations professionnelles… Tout le monde s’est mis au travail pour qu’on puisse mener ce chantier à bon port selon le calendrier arrêté. Sur le plan opérationnel, notre action a porté essentiellement sur trois axes majeurs. Le premier concerne notre propre organisation et nos process que nous avons revus et adaptés en renforçant nos ressources humaines et notre système d’information. Le deuxième axe sur lequel nous avons travaillé a trait à notre réseau d’agences physiques qu’il fallait élargir. Ces efforts ont permis d’ouvrir un peu plus d’une cinquantaine d’agences depuis 2021 et de multiplier par deux le nombre d’agences mobiles. Mais ce dispositif restait insuffisant pour couvrir tout le territoire national et répondre aux besoins de tous nos assurés dont le nombre a considérablement augmenté.  D’où notre recours aux réseaux de proximité via des partenariats avec des établissements de paiement comme Cash Plus, Barid Cash, Chaabi Cash, etc. qui ont permis de mettre à notre disposition 2.000 points où nos assurés peuvent déposer leurs dossiers d’assurance maladie. Presque 82% des dossiers de l’AMO transitent par ces canaux de proximité contre 18% pour les agences CNSS.

Qu’en est-il des délais de remboursement ? Sont-ils raisonnables malgré la surcharge de travail que représente l’intégration de nouveaux assurés ?

Nous avons veillé à ce que la gestion des dossiers clients reste rapide et fluide. C’est un objectif majeur que nous avons réussi à atteindre avec un délai moyen de remboursement se situant autour de 9,5 jours.

Le niveau des remboursements est-il conforme à la capacité financière de la CNSS soumise à  forte pression par l’intégration de nouveaux bénéficiaires dans le régime AMO ?

Sur le plan financier, le régime des travailleurs salariés dégage des excédents depuis longtemps, qui sont aujourd’hui de l’ordre de 40 milliards de DH. La Caisse continue sur ce trend excédentaire qu’elle doit à sa politique prudentielle.

Le régime des Travailleurs non-salariés (TNS) « et celui des ex-ramédistes a fait l’objet d’une étude actuarielle. L’important pour nous étant de crédibiliser d’abord notre démarche, de telle sorte que les gens sentent que l’AMO est quelque chose de factuel, et que les remboursements se font de manière concrète.

Est ce qu’il y aura ou non des défis sur le plan de la structure et de l’équilibre financier? Il est trop tôt pour se prononcer. Mais nous observons avec attention le comportement de consommation de cette population qui est certainement différent de celui des salariés.

Certains observateurs reprochent à la CNSS un certain niveau de faiblesse des remboursements des soins. Qu’en pensez-vous ?

Lorsqu’il s’agit de cas sérieux de maladie ou d’affection chronique, ou d’opérations chirurgicales qui nécessitent des dépenses très lourdes, les taux de couverture sont élevés et peuvent atteindre les 100%. Ajoutons à cela et c’est très important, que l’AMO n’est pas plafonnée, c’est-à-dire qu’on prend en charge les dépenses quel que soit leur montant.

Par contre, la révision de la tarification nationale de référence qui date de 2006 tarde à voir le jour…

La révision de la tarification nationale n’est pas uniquement dans le sens de la hausse. Par exemple, pour certains dispositifs, notamment dans la cardiologie, les tarifs pratiqués aujourd’hui dans la tarification nationale de référence sont plus élevés que le prix du marché puisque les prix de ces dispositifs ont connu des baisses assez significatives.

Donc si on devait actualiser, ce serait dans les deux sens. Mais il faut être plus que jamais vigilant. Toute actualisation de la tarification nationale de référence doit de mon point de vue faire l’objet d’études approfondies, dans un souci de préservation de l’équilibre financier, surtout dans cette phase de généralisation de l’AMO.

Quel point de vue portez-vous sur cette généralisation qui est qualifiée de révolution sociale ?

On peut en réalité même parler d’une véritable révolution sociétale, initiée par le souverain et qui transforme en profondeur la notion de la solidarité telle que nous la vivons.

Jusque-là, la solidarité s’exprimait dans le cercle restreint de la famille ou des amis. Quand vous tombez malade et que vous n’avez pas les moyens de vous soigner, c’est votre frère, votre sœur, vos parents, ou vos enfants qui vous prennent en charge.  Mais cette solidarité reste très limitée car les moyens de votre cercle proche sont limités. Avec l’AMO, la solidarité s’organise autrement en devenant institutionnelle, à travers des régimes de protection sociale viables. Le changement est profond. La solidarité familiale et de proximité qui a son importance, cohabite avec une protection et des droits organisés par la société dans sa globalité.

Quelles sont les caractéristiques des régimes des travailleurs non-salariés et ses bénéficiaires sont-ils solvables ?

Les taux de recouvrement dans le cadre des régimes des travailleurs non-salariés est un taux relativement faible, avoisinant les 27 ou 28 %. Les gens ne sont pas encore habitués à payer leurs cotisations de manière spontanée, ou attendent d’avoir un problème de santé pour cotiser afin de sécuriser le remboursement de leurs dossiers. Cette situation ne peut pas durer car elle crée de l’anti-sélection et impacte significativement les finances du régime. Ce dernier, je le rappelle, est fondé sur la solidarité, entre personnes malades et personnes saines, entre personnes âgées et jeunes. Des amendements de la loi sont à l’étude pour remédier à cette situation dans le court terme.

De quels moyens dispose la CNSS pour faire payer les mauvais payeurs?

L’AMO, comme son nom l’indique, est une assurance maladie obligatoire et non à caractère facultatif qui implique l’obligation de payer ses cotisations. Nous faisons dans ce domaine beaucoup de sensibilisation conjuguée à des actions de recouvrement y compris par des moyens coercitifs. Mais je reste optimiste quant au changement des mentalités et le respect par tous du principe de solidarité collective.

Venons-en à la qualité de service que vous assurez. Avez-vous des retours d’expérience des assurés de la CNSS ?

Nous faisons de la qualité de service une de nos priorités. Nous avons d’ailleurs déployé à partir du mois d’avril dernier le système de bornes de satisfaction smiley dans l’ensemble de nos agences. Les premières remontées du mois de mai, qui a vu presque un million de Marocains passer par les différentes agences CNSS, font état d’un taux de satisfaction de 97%. Certes, il peut y avoir encore des problèmes ou parfois quelques dysfonctionnements que nous nous efforçons de régler, mais les indicateurs de satisfaction sont encourageants.

La CNSS a digitalisé de nombreux services.  Qu’est-ce qui reste à accomplir dans ce domaine?

La digitalisation est un axe prioritaire dans notre stratégie. Aujourd’hui, si vous êtes assurés de la CNSS ou un ayant-droit, vous n’avez plus besoin de vous déplacer en agence et vous pouvez tout faire à distance pour les prestations du régime général (pensions, allocations familiales, IPE…). Nous travaillons par ailleurs sur la dématérialisation du process de l’AMO, qui devrait être bouclée dans les deux à trois prochaines années.

Parallèlement au déploiement des canaux digitaux, nous ouvrirons en septembre prochain un nouveau centre de gestion de la relation client à Mohammedia. Le rôle de cette plateforme consiste en le traitement des réclamations, demandes d’information, mais également les demandes d’assistance pour l’utilisation de nos outils numériques.

Le talon d’Achille de la santé au Maroc, sont les hôpitaux.  Êtes-vous optimiste quant à l’amélioration des soins dispensés par les structures hospitalières publiques?  

Je le suis et pour deux raisons. La première, c’est que la réforme de l’assurance maladie s’accompagne en même temps d’une grande réforme qui touche à la fois les moyens budgétaires, les ressources humaines et la gouvernance du système de santé. Ensuite, avec la généralisation de la protection sociale, l’AMO deviendra l’un des principaux contributeurs au financement des structures de soins. Ce financement se faisant par facturation directe et en fonction de l’activité réelle de chaque établissement, cela créera forcément de l’émulation entre structures, que ce soit dans le secteur public ou privé et les poussera à améliorer davantage leur offre et la qualité de leurs prestations.

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