Comme tous les matins, Lhaj Miloud est sorti chercher sa baguette à la boulangerie du coin… Et comme à chaque fois, il a dû patienter quelques minutes, le temps que les jeunes serveuses, encore mal réveillées, s’occupent des personnes présentes, sous le regard sévère de la patronne qui trônait majestueusement à la caisse… Deux ou trois dames, bon chic bon genre, qui commandaient quelques viennoiseries en jetant, de temps à autre, un regard anxieux sur leurs rutilants 4X4, garés en double file… Et surtout une nuée de pauvres bougres qui faisaient une razzia sur le pain… Plusieurs fournées matinales suffisaient à peine à faire face à la demande… Du pain et rien que du pain! En dépit de tous les efforts des vendeuses qui essayaient désespérément de leur fourguer quelques croissants en sus… Il faut dire que ces boulangeries « de standing » se seraient bien passées de la vente de pain subventionné sur lequel elles ne réalisent guère de marge mais qu’elles considèrent plutôt comme un produit d’appel ! Sauf que la majorité des clients ne s’en laissaient pas conter, n’ayant d’ailleurs guère les moyens de succomber à la tentation des petits pains au chocolat aguicheur qui coûtent l’équivalent de cinq baguettes bien croustillantes ! Chacun repartait triomphalement avec son butin, une dizaine de pains au bas mot… De quoi assurer la subsistance de sa « petite » famille pour la matinée avant de remettre ça dès l’après-midi ! Du pain blanc bien doré et bien rond ou des « parisiennes » appétissantes qui vous mettent l’eau à la bouche, à un prix défiant toute concurrence !
Chacun sait que le pain constitue un aliment incontournable en ville comme dans nos campagnes… Et le Marocain ne peut pas s’en passer, quelle que soit l’heure de la journée… Tout comme le Chinois pour le riz ! A cette différence près que les Chinois produisent leur propre riz, quitte à louer pour ce faire de vastes étendues de terres en Afrique afin de subvenir aux besoins de leur population très nombreuse ! Du pain, on en trouve donc chez nous de toutes les formes et de toutes les variétés… Pour toutes les bourses aussi, même les plus démunies… Merci, la caisse de compensation ! Elle a développé chez les Marocains les plus pauvres l’illusion de l’abondance en développant chez eux une véritable addiction au pain blanc à base de blé tendre importé, le plus souvent de France… La France qui en exporte au Maroc, comme dans les autres pays du Maghreb, des quantités phénoménales chaque année… Ce n’est pourtant pas dans l’Hexagone que les gens peuvent se permettre d’acheter du pain en grandes quantités… Lhaj Miloud se souvient de ses années d’études à l’étranger où les gens commandent une seule baguette qu’ils emportaient précieusement chez eux, telle une denrée rare, et qui suffisait largement à leurs besoins quotidiens… Dans les restaurants universitaires qu’il avait assidûment fréquentés à cette époque, on se reconnaissait entre Maghrébins à la longueur de la pile de tranches de pains qu’on portait sur son plateau, au grand étonnement des « autochtones » qui se contentaient de deux ou trois morceaux, dans le meilleur des cas… Ceci, sans parler des précautionneux qui, à la fin du repas, vous sortaient un sachet qu’ils remplissaient pour le soir, indifférents aux regards effarés de leurs camarades gaulois… Histoire de faire honneur à l’incontournable « gamila », la fameuse gamelle, qu’on savourait en groupe, accompagnée de grandes rasades de thé enturbanné… Nostalgie du pays oblige !
Et pour cause, le prix était cinq fois plus cher qu’au Maroc ! Il faut dire aussi que le pain n’intervient dans l’alimentation des occidentaux que pour une modeste part… Alors que pour le Marocain, elle constitue l’aliment principal ! Comment voulez-vous autrement absorber la riche « mer9a » de nos savoureux tagines ? Bref, un observateur non averti pourrait déduire de ce constat que le Maroc est un grand pays producteur de blé tendre et qu’il en vend le surplus… Il fut, certes, un temps où nous en exportations de grandes quantités à nos amis européens… Période révolue depuis longtemps et qui remonte à « la jahilia » lorsque l’Afrique du Nord était le grenier à blé de l’Empire romain… Aujourd’hui, les temps ont bien changé et ce sont donc nos amis Français qui nous assurent notre pain subventionné quotidien… Sacrée subvention qui fausse les règles du marché au détriment des fonds publics et pousse à la consommation et au gaspillage ! Qui de nous n’a jamais vu des sachets pleins à ras bord de pains à peine entamés ? Et pas seulement devant des demeures opulentes ou des immeubles bourgeois mais même dans les médinas populaires et les bidonvilles où règnent chômage et misère…
La fiscalité, outre ses vertus redistributrices se doit d’être également incitative… Et ce, en éduquant les citoyens à de meilleurs comportements, en encourageant la production nationale et en combattant les réflexes de facilité préjudiciables à la collectivité… En subventionnant à tour de bras du blé importé, non seulement on crée une concurrence déloyale pour notre production locale de céréales, mais on perpétue une dépendance des consommateurs, et partant, de la nation envers des puissances étrangères pour notre alimentation de base… Certes, en vertu du principe économique libéral basé sur les coûts comparatifs, sur lequel Lhaj Miloud a planché longuement lors de ses lointaines études, il est préférable de se concentrer sur ce qu’on sait faire le mieux, et à moindre coût, et d’importer le reste… Mais en ces temps troubles, l’indépendance alimentaire n’est-elle pas plus que jamais de mise ? Exporter des fraises et des pastèques, pourquoi pas ? Mais si c’est simplement pour pouvoir payer le blé que nos ancêtres produisaient en abondance, à quoi bon ? Revenons aux sources et à nos bonnes vieilles traditions culinaires basées sur des céréales variées et nourrissantes… Nos finances ne s’en porteront que mieux, tout comme notre transit intestinal ! Parole de Lhaj Miloud !