Dans la bourgade de Mnina où quelques familles vivent regroupées autour d’un point d’eau au nord de l’actuelle ville de Khouribga, le seigneur Boujilali, père de Jilali, son premier enfant né la semaine de la mort du Sultan Hassan 1er en 1894, inspecte, comme tous les mercredis après-midi, les murailles qui protègent le sou9 du 5misse (marché du jeudi) des razzias. Ce seigneur vit sous la double angoisse des attaques des tribus du bled Siba (pays de l’anarchie) et de l’imminente arrivée des N’ssara (nazaréens) déjà en Algérie depuis 1830 ! Le récent séjour du Seigneur Boujilali à Boujaad confirma ses craintes. La croyance à une prochaine invasion des Français est presque acquise dans ce centre spirituel très parcouru par les voyageurs et les espions chrétiens déguisés en Juifs.
Les marabouts reçurent bien certains voyageurs juifs parce qu’ils les prirent pour des espions. Dans la plus grande partie du Maroc on pense qu’avant peu la France s’emparera de l’empire chérifien du Sultan Hassan 1er, on se prépare à cet événement, et les grands seigneurs des tribus cherchent dès à présent à s’assurer la faveur de la France. Les caresses dont le combla la famille de Sidi Ben Daoud sont une preuve de l’état des esprits chez les plus hauts personnages du Maroc. Cette domination française à laquelle s’attendent les grands seigneurs du Maroc, la redoute-¬t-on ? Les grands seigneurs, les populations commerçantes, les tribus opprimées par de puissants voisins la recevraient sans déplaisir ; elle représente pour eux un accroisse¬ment de richesses, l’établissement de chemins de fer (chose très souhaitée), la paix, la sécurité, enfin un gouvernement régulier et protecteur.
Au contraire, les tribus libres et pauvres, qui n’ont d’autre bien que leur indépendance, la défendraient avec d’autant plus de force que, vivant dans une profonde ignorance, elles se figurent les Chrétiens comme des monstres toujours bai¬gnés dans le sang musulman. Le bruit courut en Allemagne de la découverte du phosphate au Maroc. La firme Gesterding releva les besoins croissants de l’Allemagne en phosphate ; elle demanda l’appui de son gouvernement pour obtenir l’autorisation d’exploiter les riches gisements de phosphates du Maroc car elle n’a aucune envie d’être supplantée par des concurrents anglais. C’est alors que les rapports germano-marocains s’enveniment à la suite de l’assassinat de Neumann et Rokstroh, deux ressortissants allemands. A la suite de ces événements, les Allemands n’obtinrent plus aucun avantage minier.
Malgré cela, ils ne désespèrent pas et tentèrent encore plusieurs fois des démarches pour l’exploitation des mines marocaines. Au moment précis où l’Allemagne, entre les années 1896 à 1902, aurait pu obtenir l’exploitation des mines de phosphate, la conjoncture politique lui fut défavorable. En 1903, l’Allemand Zabel recueillit de nombreux échantillons minéraux. Il fut reçu par le fils d’Hassan 1er, le jeune Sultan Abdelaziz, mais il n’obtint rien de lui. La menaçante diplomatie et la présence permanente de navires de guerre allemands à chaque revendication indisposèrent le Sultan Abdelaziz. A cette époque aucune nation ne put exploiter cette colossale découverte du phosphate au Maroc. Deux faits majeurs sont intervenus pour empêcher l’établissement des Allemands au Maroc : le premier au Maroc, c’est leur maladresse brutale qui avait vivement froissé la susceptibilité des Marocains ; le second en Allemagne, où les excès du pangermanisme avaient indisposé certains qui ne prirent pas ces projets au sérieux.
En 1905, le Maroc était un État indépendant, et ni la France ni l’Allemagne n’avaient intérêt à ébruiter une découverte de gisements de phosphates, qui aurait très certainement augmenté d’une manière considérable les exigences du Gouvernement marocain en cas de futures négociations. De telles pratiques de « mise au secret » sont d’ailleurs courantes à l’heure actuelle, principalement dans les cas de la recherche de pétrole. Il n’en fut plus de même après l’établissement du Protectorat et les « découvertes » de gisements se multiplièrent à partir de 1917. (A suivre)