Abdeslam Ahizoune a rendu son tablier. Qui l’aurait imaginé un seul instant, tellement son nom et son parcours se sont confondus avec Maroc Telecom et son histoire prestigieuse ?
Abdellah Chankou
Au début, beaucoup parmi le personnel n’en croyaient pas leurs oreilles, pensant à une rumeur. En se confirmant, ils se sentirent soudain comme orphelins. Une vive émotion se lisait sur les visages. C’est que Abdeslam Ahizoune était pour eux plus qu’un patron. L’annonce du départ du chef a fait naturellement l’effet d’une secousse tellurique, faisant ébranler jusqu’aux parois et étages de la tour, le siège imposant du groupe à Rabat. Avant de traverser comme une onde de choc les réseaux sociaux qui ont copieusement relayé l’information.
Après plus de 25 ans de bons et loyaux services, le dirigeant historique et charismatique quitte à 69 ans un grand groupe qu’il a profondément marqué de son empreinte. L’information a été officialisée lors d’un Conseil de surveillance tenu dans l’après-midi du mardi 25 février 2025. Celui-ci « a pris acte de l’expiration des mandats des membres du Directoire au 1er mars 2025 et a décidé de nommer, pour un mandat de deux (2) années, soit jusqu’au 1er mars 2027, Mohamed Benchaâboun en qualité de Président du Directoire, en remplacement de Abdeslam Ahizoune » dont le conseil a salué « les contributions exceptionnelles à la croissance du Groupe au cours des 27 dernières années et [son] leadership décisif [qui] a joué un rôle clé dans l’essor panafricain du Groupe Maroc Telecom ». La nomination d’un successeur du calibre de M. Benchaâboun, « jouera un rôle déterminant dans le développement stratégique global des activités du Groupe Maroc Telecom ». Comme son prédécesseur, M. Benchaâboun est un ingénieur télécom de formation, un atout de taille pour l’entreprise, suffisamment outillé en termes d’expérience, d’expertise et de rigueur managériale, pour conduire le leader national des télécoms vers de nouveaux horizons prometteurs.
Un leader des télécoms dont M. Ahizoune a su maintenir le leadership depuis qu’il a pris les rênes du groupe en 2001 en le hissant au firmament du rendement et de la croissance. Pas un seul exercice déficitaire en plus de 20 ans de présidence, malgré une concurrence devenant de plus en plus forte et un contexte réglementaire contraignant qui a accouché de la condamnation du groupe à de lourdes sanctions financières au profit de Wana Corporate. Abdeslam Ahizoune, artisan de la success story de Maroc Telecom, part avec le sentiment du devoir accompli. Il a de quoi être fier en déroulant le fil de sa carrière bien remplie qui commença en 1977 avec son diplôme en poche obtenu à l’École nationale supérieure des télécommunications de Paris. Jeune ingénieur brillant, il intègre aussitôt le ministère des Postes et Télécommunications, les fameux PTT, qui deviendra plus tard l’office national des Postes et Télécommunications (ONPT) dont il prend naturellement les commandes. Apprécié pour ses qualités à la fois humaines et managériales, il connaîtra en août 1992 la consécration politique en devenant ministre des Postes et des Télécommunications. Abdeslam Ahizoune, âgé alors de 37 ans, est le plus jeune membre du gouvernement. Il vaque à ses nouvelles fonctions tout en continuant à assurer la direction de l’ONPT jusqu’à 1997.
Fin stratège
Le 13 août de cette année, feu Hassan II nomme le gouvernement Filali III- le dernier de la série avant l’avènement de l’alternance en 1998. Abdeslam Ahizoune y retrouve son fauteuil ministériel en vue de préparer cette fois-ci- avec un Driss Jettou aux Finances- la loi sur la libéralisation des télécoms. Une loi majeure qui allait mettre fin au monopole de l’ONPT et donner naissance à Maroc Telecom dont M. Ahizoune devient président avant qu’elle ne soit cédée en 2004 à Vivendi dans le cadre du processus de privatisation des entreprises publiques. Abdeslam Ahizoune n’est pas seulement l’architecte de ce dispositif réglementaire qui ouvrira plus tard le secteur national des télécoms à la concurrence et à la modernisation.
Il a également piloté la mise en place des infrastructures nécessaires à l’introduction de la téléphonie mobile au Maroc et des nouvelles technologies de l’information ainsi qu’à la libéralisation d’un marché jusqu’ici monopolisé par l’État. Le pays doit beaucoup à l’enfant prodige de Khemisset : La démocratisation du téléphone qui était un luxe dans le Maroc des années 60 et 70 et la réduction de la fracture numérique.
Une révolution. Par le développement d’une infrastructure en connectivité fiable et abordable, avec un accès Internet haut débit dans les zones les plus éloignées. D’un naturel plutôt discret, Abdeslam Ahizoune n’est pas du genre à parler de son travail. Il laisse son travail parler pour lui et il est impressionnant : près de 90 millions de clients au Maroc et en Afrique, une marge d’EBITDA de 43%, des fondamentaux solides et 11 filiales africaines, sous l’enseigne Moov Africa, en pleine croissance toutes acquises sous son époque. Pur produit de l’administration marocaine, ce commis de l’État plusieurs fois décoré qui a la réussite modeste s’est vite imposé comme un gestionnaire hors pair et un fin stratège qui a constamment plusieurs coups d’avance par rapport aux concurrents. Les ressorts de la performance de Maroc Telecom, sont enracinés dans l’innovation et l’investissement que M. Ahizoune a placés au cœur de la stratégie d’entreprise.
Maroc Telecom, ce n’est pas seulement des indicateurs à faire pâlir d’envie Inwi et Orange. C’est aussi une forte culture d’entreprise que le patron a su installer au sein des équipes qui, grâce à une politique de motivation au travail et une gestion de carrière évolutive, s’identifient à ses valeurs et les défendent. Ce qui a permis de construire un modèle économique qui non seulement s’exporte en générant plus de valeur mais devient un bel exemple de la coopération sud-sud… Sans conteste, il y a une alchimie Ahizoune, mélange de flair et d’audace. D’engagement et de savoir-être. Adossée à un management dynamique, des ressources humaines de qualité et une bonne stratégie communication, la méthode Ahizoune a transformé les fils des télécoms en or pour les actionnaires qui l’ont à chaque fois maintenu à son poste. N’est-ce pas lui qui a mené de main de maître l’introduction en bourse à Casablanca et Paris de la société qui allait devenir l’affaire la plus rentable de la place rachetée en 2013 par le groupe émirati Etisalat ? Pour 4,138 millards d’euros, ce dernier a fait un bon deal au vu des bons résultats réalisés par sa filiale marocaine au Maroc et en Afrique. Porteuse de nouvelles perspectives de développement, l’aventure Maroc Telecom continue…
Mohamed Benchaâboun, le retour aux sources
Jusqu’ici président du fonds Mohammed VI, poste qu’il occupe depuis octobre 2022 après avoir officié comme ambassadeur du Maroc à Paris, Mohamed Benchaâboune hérite, à 63 ans, d’un groupe solide à tout point de vue. Le nouveau patron de Maroc Telecom a pour lui une grande expérience dans le secteur privé et le service de l’État ainsi qu’une bonne connaissance du secteur des télécoms et de ses arcanes…

Mohamed Benchaâboun a fait ses preuves aussi bien dans le secteur privé que dans le service de l’État.
Diplômé de l’École nationale supérieure des télécommunications de Paris en 1984, il démarre sa carrière chez Alcatel-Alsthom Maroc, où il occupe le poste de directeur de la stratégie du développement et du contrôle de gestion, avant d’être appelé à assurer la direction industrielle du même groupe. En août 1996, il est nommé directeur à l’Administration des Douanes et Impôts Indirects. Trois ans plus tard, il rejoint la Banque Centrale Populaire (BCP) en tant que directeur général adjoint, chargé des services communs puis du pôle développement. En septembre 2003, il est nommé à la tête de l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT). Puis retour à la BCP en tant que PDG, fonction qu’il occupe pendant dix ans. En août 2018, il est nommé ministre de l’Économie et des Finances et c’est à lui qu’incombe la tâche très délicate de gérer le Covid et ses conséquences financières désastreuses.
Dans le communiqué du Conseil de surveillance, le mandat de Mohamed Benchaaboun a été fixé à deux ans. Un délai trop court pour conduire et apprécier une stratégie de développement, mais calibré sur celui du bouclage éventuellement d’une mission stratégique bien précise. Un rapprochement avec Inwi par exemple ?
Dans l’exercice de ses fonctions, tout au long de cette crise sanitaire sans précédent qui a fait beaucoup de dégâts économiques et sociaux au Maroc et partout dans le monde, M. Benchaâboun a donné la pleine mesure de ses qualités intrinsèques. On porte au crédit de ce banquier brillant d’avoir bien tenu les cordons du pays dans un contexte aussi anxiogène, marqué par une disette financière d’une grande ampleur et la montée en flèche de revendications sectorielles et corporatistes. Une telle mission des plus délicates requiert bien plus que de l’ingénierie financière mais un grand esprit de synthèse, un mental d’acier et une résilience à toute épreuve. Résultat : L’ex-président de la BCP où il a laissé son empreinte et de bons souvenirs parmi ses collaborateurs, a tenu bon. Maintenu le cap. Tout compte fait, il a assuré, de l’avis des observateurs et de ses divers solliciteurs qui avaient eu affaire à lui en sa qualité de président du Comité de veille économique (CVE) qui a adopté depuis mars 2020 une batterie de mesures de soutien en faveur des entreprises et des salariés du privé durement impactés par la crise. Face à autant de défis et de problèmes complexes qui ont fait quadrupler sa charge de travail, il a dû se livrer à un exercice d’équilibriste qui force le respect. Dans sa démarche, nulle prétention, ni agitation. Pas de blabla ni effets d’annonce non plus. Juste un sang-froid à toute épreuve, servi par un naturel modeste et discret. Assurément, le Maroc a gagné en la personne de Mohamed Benchaâboun un haut responsable de valeur qui pouvait légitimement, grâce à l’épaisseur qu’il a prise dans le service de l’État, aspirer à de nouvelles fonctions. Le groupe Maroc Telecom a pour lui le goût d’un défi passionnant, surtout qu’il le replonge dans sa vocation originelle.