Entre réussite économique et mécontentement populaire: Le punching ball d’une génération en colère

Aziz Akhannouch, chef du gouvernement.

Otage d’une conjoncture économique et sociale difficile, cible des critiques de la Gen Z qui réclame sa tête, le chef du gouvernement pourra-t-il survivre à cette tempête populaire de grande ampleur ?

Ahmed Zoubaïr

Jamais chef de gouvernement au Maroc n’a cristallisé un mécontentement populaire d’une si grande ampleur. Aziz Akhannouch, figure emblématique du monde des affaires, estimé et influent, est devenu, à son corps défendant, le symbole d’un système vilipendé qui suscite le rejet. Cruel destin ! 

Les réseaux sociaux fonctionnent depuis plusieurs mois comme un tribunal où # Akhannouch_demission s’impose comme l’expression d’un anathème sans précédent de celui dont l’image de milliardaire au pouvoir dans un pays où la vie chère et autres accusations de conflits d’intérêts entre ses fonctions politiques et ses affaires personnelles  alimentent et amplifient un récit de privilèges et d’injustice sociale.

A 62 ans, M. Akhannouch incarne malgré lui un Maroc que la Gen Z ne veut plus. Considéré comme le principal responsable des malheurs de la population, l’homme à abattre c’est lui. Accablé de toutes parts, on réclame sa tête . Dans ses pires cauchemars, il n’a certainement jamais imaginé un terrible retournement de situation. L’homme qui dirigeait un empire économique, hérité de son père le nationaliste Ahmed Oulhaj doit certainement nourrir des regrets amers en regardant dans le rétroviseur. Lui qui évoluait dans l’univers lucratif des affaires se retrouve aujourd’hui empêtré dans les tempêtes populaires, transformé en cible d’une vive colère amplifiée qu’il n’avait sans doute pas vu venir.

Machine à dénigrer

En cédant aux sirènes de la politique il y a un peu plus qu’un quart de siècle ( président de région, ministre de l’Agriculture et de la Pêche, président du RNI, puis chef du gouvernement, Aziz Akhannouch s’est cadenassé dans une cage qu’il a lui-même contribuer à construire, susurrent ses proches.  Hier, un businessman respecté dans les cercles fermés des fortunés du pays et maître incontesté de son empire Akwa… Des entreprises florissantes actives, notamment dans le pétrole, le gaz, l’immobilier et l’hôtellerie. Un parcours entrepreneurial salué. Une reconnaissance internationale incontestable (Forbes, classements africains). Une vie loin des sunlights et une influence sans être en première ligne. Anonymat relatif et combien confortable ! Des décisions prises sans avoir à les justifier auprès des millions de personnes.  

Aujourd’hui, un homme politique malheureux conspué sur les réseaux sociaux et la place publique. Cible de toutes les rancœurs . Insultes quotidiennes… vidéos au vitriol, mèmes moqueurs, appels à la démission. La machine à dénigrer fonctionne non-stop . L’amalgame entre réussite personnelle et enrichissement présumé illicite bat son plein. Tout ce qui ne va pas dans le pays lui est systématiquement imputé. Peu importe  que les dysfonctionnements dans la gouvernance de nombreux services publics comme la santé et l’enseignement remontent à plusieurs décennies… L’essentiel c’est que le Maroc a trouvé son bouc-émissaire politique pour expirer toutes ses turpitudes. 

Haro sur Akhannouch ! L’enfant prodige de Tafraoute doit se sentir mal, très mal. Exposition permanente, impopularité croissante, sentiment d’incompréhension. Stress continu, image publique dégradée, vie de famille affectée… Lui qui pouvait compter sur la loyauté de ses collaborateurs et le respect de ses pairs se retrouve seul face à une opinion publique déchaînée qui se fabrique dans la marmite toxique des espaces virtuels où la manipulation des esprits n’est jamais loin…Mais ceux qui le connaissent disent qu’il a la carapace solide. Dans la solitude du pouvoir qui doit être la sienne, Aziz Akhannouch est sans doute partagé entre la fierté de diriger le gouvernement de son pays, l’amertume de se sentir incompris et voué aux gémonies et la nostalgie de sa vie d’avant, où il gérait son patrimoine et les chiffres d’affaires. Pas les équations politiques complexes et le baromètre de la contestation sociale.

Descentes aux enfers. Le choc des réalités. Quitter le monde feutré des conseils d’administration pour la place publique, c’est un peu comme quitter un palace pour un ring de boxe. Bonjour le punching ball.  Aziz Akhannouch pensait sans doute servir son pays en apportant son expertise en affaires et sa vision économique utile dans un Maroc de Mohammed VI en plein chantier, qui se construit et avance.  Le voilà qui découvre amèrement que la politique, c’est aussi — et surtout — la galère, les colères, les déceptions, les rumeurs perfides et les attaques personnelles. Mais aussi les coups bas des alliés et amis politiques qui sont les premiers à se mettre en retrait et manigancer pour tirer les dividendes de sa mauvaise passe politique.

Tour d’ivoire

Pour se défendre face à ses détracteurs, le chef du gouvernement a mis en avant une série de facteurs exogènes : La conjoncture internationale défavorable (inflation importée), les séquelles de la crise sanitaire, la sécheresse endémique et les défaillances structurelles de l’économie nationale. Mais force est de constater que les mesures gouvernementales peu visibles ou controversées, desservies par la dégradation du pouvoir d’achat du grand nombre, la hausse du prix du carburant, la montée du chômage et une communication officielle inefficace, ont fini par ternir l’image du gouvernement et de son chef dans une dynamique cathartique de la dénonciation en ligne à l’effet multiplicateur. La prolifération des témoignages de citoyens défavorisés sur leur quotidien très difficile  viennent donner un visage et une voix à ce Maroc de la marge des villes comme des campagnes. Ses plus belles années de pouvoir, Akhannouch les a vécues sans conteste comme président de la région Souss-Massa-Draa (2003-2007) et puis dans le statut de ministre de l’Agriculture et de la Pêche maritime ( 2007-2021). Pas très exposé comme peut l’être un chef de l’exécutif, une fonction très scrutée qui exige, plus que la mise en œuvre des orientations royales  ( couverture maladie, soutien aux plus démunis, etc…) mais un certain doigté politique qui ne se limite pas à la gestion du simple quotidien, englobant un style de communication simple et convaincant.

Le grand handicap de Aziz Akhannouch c’est qu’il est venu après un grand bonimenteur, Abdelilah Benkirane, qui, faute de pouvoir les rendre heureux, a au moins su amuser les Marocains en les abreuvant de blagues dans ses sorties fréquentes aux allures de sketchs. Tout le contraire de Aziz Akhannouch, un homme peu communicatif, d’un naturel réservé qui n’a pas le sens de la halqa. Une grande qualité politique au Maroc qui n’a pas permis à M. Akhannouch de faire oublier le chef des islamistes. L’autre erreur majeure de M. Akhannouch, témoigne en privé un membre du RNI, est d’avoir « péché par excès de loyauté qui passe avant la compétence, privilégiant le cercle des applaudisseurs et n’écoutant pas le groupe des avertisseurs ». Cela porte un nom : La cour. Le danger qui guette et menace tout homme de pouvoir en raison de la tentation du filtrage de l’information. Un classique du genre.

On passe sous silence les mauvaises nouvelles ou les chiffres peu flatteurs, on édulcore les rapports et on adoucit les griefs. C’est ainsi que le chef – que les courtisans cherchent à ne pas démoraliser avec des données stressantes – se retrouve enfermé dans sa tour d’ivoire et une bulle informationnelle où tout lui semble fonctionner dans le meilleur des mondes tout en le confortant dans ses fausses opinions. En plus de lui faire prendre des décisions fondées sur une perception biaisée de la réalité, cet état d’esprit favorise chez le patron la paranoïa légitime en ce sens que toute critique extérieure est perçue comme un acte malveillant ou une manipulation politique.

Un dirigeant d’entreprise peut se permettre de n’écouter que ses collaborateurs mais dans le service de l’État, on doit écouter la rue et agir en conséquence. « A sa décharge et à son honneur, Aziz Akhannouch n’est pas venu à la politique pour s’enrichir, il était déjà riche », rappelle un proche scandalisé par l’entreprise de diabolisation à l’œuvre sur les réseaux sociaux. «Mais ceux qui gravitent dans son entourage ou camp politique se sont enrichis en se gavant d’argent public », croit savoir un opposant. “On peut difficilement ne pas éprouver une forme de sympathie pour cet homme qui a troqué — de son propre chef ou poussé par un sens du devoir — une vie de confort contre un rôle de bouc émissaire national”, lâche un ancien ministre. Dans le secret de son bureau, le chef du gouvernement ressasse certainement cette phrase tristement célèbre: « En politique, le prix à payer est toujours plus lourd que ce que l’on imagine. Pendant que la Gen Z lui montre la porte de sortie, il cherche l’issue de recours. Est-elle encore possible ? 


Dans le contexte politique tendu du moment, il est difficile de ne pas faire un parallèle  entre Driss Basri et Aziz Akhannouch. En tant que ministre de l’Intérieur sous le Maroc de feu Hassan II, il incarnait la main de fer de l’État, concentrant sur lui toutes les critiques de la classe politique. Dans un contexte de crise sociale, M. Akhannouch, en tant que richissime opérateur économique placé aux manettes du pouvoir, symbolise le mariage de la politique et de  l’argent, qui ne  font pas bon ménage. Ce qui a focalisé sur lui le mécontentement populaire lié à la vie chère, la dégradation des services publics, la hausse du chômage et l’accentuation des inégalités sociales. Driss Basri incarnait un système sécuritaire et autoritaire  vilipendé,  tandis que Aziz Akhannouch personnifie un système perçu comme oligarchique et injuste. L’un et l’autre partagent un point de convergence : le rôle de paratonnerre ou figure repoussoir qui protège les plus hautes autorités du pays de la colère populaire. Sous l’ère Basri,  la peur et la critique étaient confinées et la contestation était surtout portée par  une avant-garde politique et intellectuelle. La chute du grand vizir en 1999 sonnait la fin d’une époque et le début d’une autre. Avec l’époque Akhannouch, le rejet est horizontal  et diffus, porté par une jeunesse connectée et décomplexée qui n’a pas connu le Maroc de Basri. Certes, la cible du mécontentement   a changé mais le mécanisme de cristallisation des frustrations sur une figure emblématique du pouvoir reste le même..

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