Une filière dans la tourmente: Poudre de lait et poudre aux yeux

L’accélération du phénomène de la décapitalisation qui frappe le cheptel bovin laitier fait le bonheur des importateurs de la poudre de lait dont les volumes ont explosé. Explications. 

Laila Lamrani

Dans les rayons des grandes surfaces et autres épiceries de quartier, il est fréquent que le client ne trouve pas du lait frais devenu une denrée rare. Alors, il se rabat sur le lait Ultra haute température (UHT), de deux dirhams le litre plus cher, disponible, lui, en grandes quantités ( entier, écrémé et partiellement écrémé) et sous différentes marques, locales et étrangères. Cette pénurie du lait frais pasteurisé, qui remonte à quelques années déjà, renvoie aux problèmes de la filière bovine nationale (laitière et de boucherie), un secteur sinistrée qui a du mal à retrouver ses niveaux de production d’avant à cause de la crise sanitaire et de la flambée des prix des aliments consécutive à l’inflation provoquée par la guerre d’Ukraine en 2021. Ces contraintes conjuguées les unes aux autres avec la sécheresse en toile de fond ont conduit à une décapitalisation du cheptel bovin, de nombreux éleveurs, surtout les petits, s’étant débarrassés de leur bétail qu’ils ne pouvaient plus nourrir.

Pour faire face à cette crise sans précédentet anticiper une envolée des prix, le gouvernement a ouvert les vannes importations aussi bien des viandes rouges que de la poudre de lait avec une suspension des droits de douanes pris en charge par le Trésor (dans la loi de finance 2024, la poudre de lait est exonérée de la TVA à l’importation de 20%). Le lait en poudre c’est du lait de vache qui a été déshydraté pour enlever l’eau au terme d’un processus qui préserve le lait pour une durée prolongée sans nécessiter de réfrigération.

Les statistiques de l’Office des Changes, au premier semestre 2024, montrent une augmentation significative des importations qui ont atteint quelque 23.400 tonnes (contre près de 15.000 tonnes à fin mai 2018) pour un montant de 700 millions de DH. Une tendance haussière qui n’est pas près de s’arrêter, tant les opérateurs ont goûté aux délices de la poudre…Cette explosion du recours à ce produit industrialisé se fait au détriment de la collecte de la production laitière chez les éleveurs résilients locaux. Ces derniers se plaignent de la réduction de la commande des industriels comme Centrale Laitière, opérateur historique du secteur, du volume de lait auprès de leurs coopératives partenaires. Pour justifier leur politique de quotas, asphyxiante pour nous sur le plan économique, les opérateurs sortent le prétexte de la mauvaise qualité du lait non-acheté », s’indigne un éleveur de la région de Kenitra. 

Importations massives

De la poudre aux yeux ! Entre une poudre de lait le kilo achetée entre 15 et 16 DH qui génère 10 litres de lait et la même quantité de lait cru payée entre 4 et 4,5 DH, le calcul est vite fait. Les entreprises agroalimentaires préfèrent gonfler leur marge bénéficiaire et engraisser plus leur actionnaires plutôt que de soutenir les producteurs locaux en grande difficulté qui se retrouvent avec des invendus sur les bras ou bradé dans des circuits du commerce informels ou carrément jetés dans la nature. 

Ce n’est certainement pas avec les importations massives défiscalisées de la poudre de lait ou des viandes rouges que la filière bovine de lait comme de viande pourra être reconstruite. Bien au contraire, elles sont de nature à aggraver le phénomène de décapitalisation, faute de rémunération juste des éleveurs, qui frappe le cheptel national. Avec toutes les conséquences que cela induit pour le monde rural et la souveraineté alimentaire. À la lumière de toutes ces données peu réjouissantes, combien paraît lointaine cette année 2018! En juin de cette année, un communiqué émanant du ministère de l’Agriculture apporte des précisions sur l’usage de la poudre de lait dans la préparation du lait frais au Maroc. Selon le ministère dirigé alors par Aziz Akhannouch, la poudre de lait ainsi que les préparations laitières font l’objet d’importations régulières au Maroc par les opérateurs du secteur agro-alimentaire et sont utilisées dans la fabrication de divers produits (dérivés laitiers, chocolat, biscuits, confiserie, fromage fondu). Mais pas dans le lait. Le même communiqué ajoute que le Maroc a fait le choix d’interdire complètement l’utilisation de la poudre de lait et des préparations laitières en poudre dans le lait frais pasteurisé, indiquant que pour le lait UHT, elle n’est tolérée qu’en cas de dérogation pour des besoins spécifiques. Le souci étant, ajoute la même source, de protéger l’amont agricole et l’activité des petits éleveurs à travers le maintien de la collecte de lait frais de manière constante. L’amont agricole est aujourd’hui dans la tourmente. Avec des acteurs condamnés à manger de la viande enragée en assistant, impuissants, à la perte de l’élevage national. Il est urgent de prendre le taureau par les cornes!

Traduire / Translate