Les années Lamalif. 1958-1988 Trente ans de journalisme au Maroc De Zakya Daoud : Un retour vers le passé

La Croisée des Chemins vient de rééditer, dix-sept après sa première publication, l’ouvrage de Zakya Daoud, Les années Lamalif 1958-1988. 30 ans de journalisme au Maroc.

Une occasion de  plonger de nouveau  dans l’histoire de cette revue engagée qui a marqué plus d’une génération de lecteurs et de lectrices.
Ce livre est l’histoire d’une revue dite «engagée », Lamalif, qui, pendant 22 ans, a, de mois en mois, consacré son énergie à scruter la politique, l’économie, la société et la culture du Maroc de cette période.
C’est aussi le récit du cheminement des hommes et des femmes qui ont porté les idées « post indépendance », de leurs interrogations, dont beaucoup restent d’actualité :  comment transformer l’indépendance formelle en construction économique et en mieux-être social ? Comment modifier les rapports politiques? Comment résister aux pressions ?
C’est donc une approche, au plus près des rapports tumultueux entre les médias et les pouvoirs, qui ne fait pas l’économie des états d’âme des premiers : comment penser une société ? Comment plier sans rompre ?
Dans ces années-là, également appelées « les années de plomb », deux visions de l’avenir se combattent âprement : de crises politiques en émeutes populaires et en coups d’état militaires, une de ces visions, appuyée sur l’ordre, le conservatisme, la tradition, l’emporte sur l’autre qui, néanmoins, résiste et laisse quelques traces. La revue s’efforce d’accompagner, de comprendre cette évolution, pour tenter de dépasser le désespoir et d’engager l’avenir. Mais c’est paradoxalement lorsque certaines des idées qu’elle défend finissent par s’imposer qu’elle est contrainte à la disparition.

Extrait de l’introduction de Zakya Daoud

« Le temps, les décennies plutôt, ayant passé, j’ai pensé être guérie, la distance enfin installée et la possibilité de raconter cette histoire s’est imposée comme une nécessité. J’ai cherché des témoins qui puissent m’apporter l’indispensable recul. Je ne les ai pas trouvés. Chacun a pris sa voie, chacun a ses occupations. Beaucoup tentent de regarder vers l’avenir et non vers un passé, jusqu’à il y a peu, encore gênant. Lamalif reste le signe d’un regret qu’il semble encore difficile d’exprimer, bien que son existence revienne actuellement dans les esprits comme une nostalgie lancinante.
Donc, il me fallait faire ce travail moi-même. Mais comment? Moi qui trouve le Moi haïssable et qui m’efforce de ne jamais l’employer, je n’avais pas d’autre choix que de prendre le biais du vécu, de l’entrecroiser avec l’histoire du Maroc suivie au jour le jour pendant trente ans, de 1958 à 1988, qui traverse justement les fameuses années de plomb, et avec l’évolution de Lamalif, pour retracer le parcours de la revue disparue, en même temps que toujours si présente.
L’idée était donc de croiser trois données, l’histoire au quotidien, qui présente, peut-être, l’intérêt de montrer comment des gens ordinaires ont vécu, au jour le jour, ces fameuses années de plomb, les comptes rendus mensuels de cette histoire dans une revue qui vivait les aléas de la censure et de l’autocensure, et quelques souvenirs personnels pour donner de la chair à cet ensemble.

Mais les choses ne se déroulent jamais comme une démarche volontariste s’évertue à les prévoir. Le vécu n’a pas voulu ressurgir. En fait, je n’étais pas intéressée à ce que les souvenirs personnels reviennent, de plus en plus persuadée, au fur et à mesure de l’avancée de ce travail éprouvant, qu’ils n’avaient d’intérêt qu’autant qu’ils retraçaient un contexte, une ambiance, une trajectoire collée à un pays et à une époque.

[…] Mais la mémoire est étrange ! Je pensais raconter un drame, en fait je m’aperçois qu’il s’agit d’une belle histoire. Je pensais me plonger dans des souvenirs arides et amers, des nostalgies dépassées et désuètes. En fait, c’est un parcours relativement joyeux que je vais conter en ce sens qu’il a été au plus près d’événements et d’hommes, qui nous ont fait et nous dépassent, de morts aussi, dont la mémoire redevient, de ce fait, présente. Et c’est tant mieux. Les malheurs des autres n’intéressent qu’à petites doses. Trop de drames finit par lasser un lecteur assailli par un perpétuel flot d’informations et d’images qui émousse sa sensibilité. Il ne peut plus alors être ému que par un surcroît d’horreurs. Au demeurant, s’il y compatît, que peut-il faire ? À quoi sert-il de dénoncer ce sur quoi il n’a aucune prise ? Je ne sais pas qui a dit lorsque les cris sont vains, autant qu’ils s’apaisent, mais il a raison. D’ailleurs à quoi sert d’émouvoir ? L’émotion qui ne peut trouver d’issue dans l’action est un poison pour l’âme : ceux qui souffrent ont besoin d’aide, pas de culpabilité ni de larmes. L’essentiel est de donner à comprendre. C’est ainsi que l’on peut tenter de faire bouger les choses.
Que l’on se rassure donc : je témoigne sans acrimonie. Du reste, je n’en veux à personne, même si la haine a souvent la vertu d’apaiser et de rassurer et même si faire front contre un ennemi désigné comme le mal absolu a le propre de resserrer les rangs et les esprits. Mais je n’ai nul besoin de la figure de l’ennemi pour soutenir mes convictions. Il y a des moments où la raison en est obscurcie et où c’est une trahison de l’intelligence. Pour ma part, je n’ai pas le culte de la revanche ni celui de la victimisation. Ce qui m’intéresse, c’est d’avancer, de créer, de progresser.
D’ailleurs, je n’ai nullement à me plaindre. J’ai fait un métier passionnant que j’ai passionnément exercé et aimé. J’ai connu des gens remarquables ou qui m’ont semblé tels à un moment ou à un autre de ma vie. Je me suis forgée à leur contact et à celui des événements. J’ai essayé moi aussi d’y trouver ma place. Ce livre raconte donc cette histoire: la mienne, un peu, celle d’une revue et d’un pays, surtout. »

À propos de l’autrice

Zakya Daoud est journaliste, notamment à Jeune Afrique et au Monde Diplomatique, et écrivain. Elle est auteure de nombreux essais sur l’histoire dont La diaspora marocaine en Europe (La Croisée des Chemins, Prix Grand Atlas 2011) mais aussi sur les questions féminines et d’émigration ainsi que de plusieurs biographies. A son actif également trois romans dont Les Aït Chéris (Éditions du Sirocco) en 2018. Du sang et de la mémoire. Vie et mort des Musulmans d’Espagne La Croisée des Chemins, 2022).

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