Le talon d’Achille de la santé au Maroc a pour nom la médecine d’urgence ou de catastrophe. Dans ce domaine, le pays est tout simplement démuni.
Victime d’un accident de la route dans le nord du pays, une femme dans la fleur de l’âge décède le 11 juin dernier aux urgences de Tétouan. En vérité, elle meurt d’une négligence coupable, selon le médecin anesthésiste qui, très touché par les paroles de la femme qui l’a supplié de la sauver pour ne pas « laisser derrière elle « deux enfants orphelins en bas âge », a tout tenté, en recourant aux moyens du bord à sa disposition, pour faire repartir son cœur et la sauver de la crise cardiaque.
Les moyens du bord à sa disposition ? Juste les gestes de secours comme les insufflations, compressions thoraciques et massages cardiaques ! Pas de médicaments et de dispositifs nécessaires dans ce genre de cas critiques. Ni adrénaline, ni vasopressine, ni tensiomètre, ni même possibilité de faire appel à un don de sang puisque la victime souffrait d’une grave hémorragie. Ni renfort humain. Un désert médical en plein milieu urbain ! En usant de ses seules mains, ce médecin courage réussit, au bout de la première tentative, à faire repartir son cœur et la transférer illico en réanimation où elle rend hélas l’âme quelques instants plus tard. Ce drame sans nom, dont ce praticien démuni en question raconte les péripéties dans un récit poignant posté sur les réseaux sociaux, est loin d’être un cas isolé. C’est le lot quotidien dans les urgences du pays où les cas critiques, accidents de la route, attaques cardiaques , hémorragies et autres chutes potentiellement graves, qui mettent en jeu vie du patient, …ne sont pas sauvés faute des éléments d’une prise en charge correcte avec un parcours de soins balisé à la clé.
Spécialité « médico-chirurgicale », la médecine d’urgence fait appel aux connaissances et compétences indispensables à la prévention, au diagnostic et à la prise en charge des pathologies et accidents urgents (petits, moyens ou grands). Sa pratique comprend le tri pré et intra hospitalier, l’évaluation initiale et la prise en charge en urgence des situations pathologiques, que ce soit dans les unités de soins intensifs (USI) ou les unités d’hospitalisation, jusqu’à la sortie ou le transfert vers un autre service de soins. Au Maroc, bien que des efforts aient été déployés pour améliorer la qualité des services dispensés, de nombreuses déficiences persistent encore et imposent une approche globale et intégrée à la problématique des urgences hospitalières et pré-hospitalières.
Outre le manque des moyens ( médicaments, « trousses » d’urgence et divers dispositifs médicaux), les services d’urgence (SAU) sont confrontés à un afflux immense de patients qu’ils n’ont ni les capacités techniques ni humaines à prendre en charge dans des conditions optimales. En effet, plus de 6 millions de patients se rendent chaque année aux urgences hospitalières, avec une progression annuelle moyenne d’environ 10%. Cela représente plus de 50% des consultations ambulatoires dans les hôpitaux publics, dont 10% donnent lieu à une hospitalisation. Il faut noter que 35,5% des interventions chirurgicales majeures sont réalisées aux urgences, d’où la nécessité de restructurer ces services, d’assurer leur mise à niveau et de mettre à jour leurs missions et attributions.
Au rang de ces déficiences figure également la pénurie des professionnels qualifiés. En effet, la prise en charge aux urgences requiert un personnel médical et paramédical doté de compétences spécifiques lui permettant d’agir rapidement et très souvent dans des situations d’incertitude. Sur les 118 services d’urgence que compte le Maroc (soit 85% des hôpitaux publics), ouverts 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, toute l’année, la prise en charge est assurée dans la plupart des cas par des médecins généralistes secondés, dans certains hôpitaux, par des médecins spécialistes.
Force d’interposition
En l’absence d’un parcours de soins balisé, ce sont souvent les agents de sécurité qui prennent les choses en main ! Qu’il s’agisse d’interdire l’entrée à certains malades ou d’orienter d’autres vers les services concernés ou tout simplement vers les hôpitaux, la gestion des urgences leur revient dans les faits.
D’après un infirmier urgentiste, ces agents de sécurité à tout faire outrepassent certes leurs prérogatives de vigiles mais épargnent au personnel soignant le face-à-face souvent violent avec les patients ou leurs familles. « Il faut savoir que certains individus, impliqués dans des rixes dehors, débarquent aux urgences en état d’ébriété . Certains se montrent agressifs et ce sont les agents de sécurité qui gèrent ces situations tendues avant l’intervention des blouses blanches », explique-t-il.
Mais si effectivement la présence des vigiles est nécessaire, le fait qu’ils jouent aux casques bleus pose problème. Et le problème c’est qu’ils monnayent leur rôle de force d’interposition informelle. Cela s’appelle le bakchich !
« En voulant payer les frais d’entrée aux urgences, un vigile qui nous a conseillé nous a discrètement suggéré de ne pas le faire. Une fois notre consultation pour maux de ventre terminée, il nous a suivis à l’extérieur pour nous réclamer 50 dirhams », raconte un patient. À Casablanca, des dizaines de cliniques privées arborent fièrement des enseignes au néon avec le mot URGENCE écrit en rouge. Dans la plupart des cas, ces établissements ne disposent pas tous d’un médecin urgentiste sur place. Lorsqu’il s’agit d’un problème urgent, il faut se rendre à la clinique, expliquer son problème de santé et attendre l’arrivée du médecin spécialiste partenaire de la clinique que le préposé à la réception a entretemps contacté sur son portable.
Ce dernier ne se rendra à la clinique que s’il estime que le cas en question mérite une prise en charge rapide ou un examen approfondi.
Pour vérifier cela, nous avons contacté une grande clinique de la place, spécialisée en gynécologie-obstétrique. À 2 heures du matin, la réceptionniste affirme ne pas pouvoir appeler le médecin si la patiente, menacée d’une fausse couche, ne se présente pas à la clinique pour savoir si son cas nécessitait une intervention urgente. Ne faisant pas partie du personnel soignant à plein temps de la clinique, le médecin urgentiste ne peut pas faire le déplacement pour « rien », a-t-elle expliqué.
Quel statut pour le personnel soignant des urgences ?
Le personnel des urgences est en majorité composé de médecins généralistes, le plus souvent non qualifiés, assistés en cas de détresse vitale par des réanimateurs mobilisables en cas de besoin, et en fonction de leurs disponibilités. Ces derniers gèrent en effet à la fois la réanimation et le bloc opératoire. Cette situation est une source de retard dans la prise en charge. Pire encore, les urgences des hôpitaux universitaires sont gérées dans le meilleur des cas par des internes ou des aspirants internes. Ils sont amenés à prendre en charge les patients alors qu’ils n’ont pas les qualifications nécessaires pour ce type de situation critique.