Ahmed Zoubaïr
Changement stratégique dans le groupe de télécoms et de médias français dirigé par Patrick Drahi, Altice. L’homme d’affaires franco-israélien né à Casablanca projette en effet de céder sa participation majoritaire dans Intelcia ( 65% du capital qu’il acquis en 2016 dans l’entreprise fondée par le Marocain Karim Bernoussi). Une décision qui trouve son origine dans le besoin pressant de réduire une dette colossale, estimée à près de 24 milliards d’euros, qui plombe Altice.
Depuis le début des années 2000, les centres d’appel se sont imposés comme l’un des symboles de la stratégie marocaine d’attraction des investissements étrangers. Portés par la proximité linguistique et culturelle avec la France et l’Europe, ils ont généré des dizaines de milliers d’emplois et contribué à faire du Royaume une « plateforme compétitive » de services externalisés.
Aujourd’hui, le secteur pèse lourd dans l’économie urbaine, notamment à Casablanca, Rabat, Fès et Tanger, et reste l’un des rares débouchés pour une jeunesse diplômée en quête d’opportunités. Mais derrière cette belle vitrine, les fragilités sociales et structurelles sont criantes, comme le montre un « Policy Paper de l’Institut Prométhée pour la Démocratie et les Droits Humains (IPDDH) en partenariat avec le CCLD », publié en septembre 2025.
Des emplois nombreux, mais précaires
Le document met en avant un paradoxe : si les centres d’appel absorbent une main-d’œuvre abondante, notamment des jeunes francophones, ils offrent des conditions de travail loin de refléter le discours officiel. Salaires dérisoires contrats instables et turnover rapide. La pression sur les cadences, les objectifs stricts et le stress permanent engendrent un épuisement professionnel souvent passé sous silence.
Les syndicats peinent à s’implanter dans ce secteur dominé par de grands groupes internationaux, où la logique de rentabilité prime sur la protection sociale. L’absence de véritable dialogue social alimente un sentiment d’insécurité chez des milliers d’employés, qui oscillent entre espoir d’ascension rapide et risque de burnout.
Dépendance aux donneurs d’ordre étrangers
Autre vulnérabilité pointée : la dépendance quasi-exclusive du secteur aux marchés européens, principalement français. Les choix stratégiques des multinationales, où le cycle des crises économiques, se répercutent directement sur les sites marocains, entraînant parfois des licenciements massifs. Ce qui limite la marge de manœuvre des pouvoirs publics marocains : le Maroc capte certes des milliers d’emplois, mais les décisions qui conditionnent l’avenir des employés sont prises à Paris, Madrid ou Bruxelles. Cette situation fragilise durablement le secteur, exposé aux aléas des relations commerciales internationales.
Le défi de l’automatisation
Le rapport insiste également sur un bouleversement majeur : la montée en puissance de l’intelligence artificielle et des outils d’automatisation. Une partie des missions classiques des centres d’appel – assistance basique, prise de rendez-vous, réponses standardisées – est déjà en train d’être remplacée par des chatbots et des systèmes intelligents.
Si cette transition technologique peut être l’occasion d’une montée en gamme vers des services plus complexes et à forte valeur ajoutée, elle menace de détruire des milliers d’emplois peu qualifiés. L’absence d’anticipation publique sur cette mutation pourrait aggraver la précarité sociale.
Une nécessaire réorientation stratégique
Face à ces défis, le Policy Paper de l’IPDDH/CCLD plaide pour une révision en profondeur du modèle marocain. Plusieurs pistes sont avancées :
Monter en compétences : développer des services spécialisés (conseil, data management, analyse de marché) afin de ne pas rester cantonné à des tâches répétitives facilement automatisables.
Renforcer les droits sociaux : instaurer des normes claires en matière de contrats, de salaires et de représentation syndicale, pour réduire la fragilité des travailleurs.
Diversifier les marchés : élargir l’offre au-delà de la France et de l’Europe pour réduire la dépendance aux donneurs d’ordre traditionnels.
Anticiper la révolution technologique : intégrer des politiques de formation et de reconversion face aux avancées de l’intelligence artificielle.
Entre vitrine et réalité sociale
En façade, les centres d’appel restent un argument de poids pour vanter l’attractivité du Maroc. Mais dans les open space des call centers, l’atmosphère n’est guère propice à l’épanouissement professionnel en raison d’un stress accru, du fait de la pression permanente des objectifs à réaliser qui génère surmenage, inquiétude et peur de l’avenir.
Le modèle qui a fait la force du secteur semble avoir atteint ses limites. L’avenir dépendra de la capacité du Maroc à concilier attractivité économique et justice sociale, en transformant un outil de sous-traitance en véritable levier de développement des compétences dans un environnement professionnel sain et motivant.