Dans le dédale du livre scolaire

Chakib Benmoussa, Ministre de l’Education Nationale, du Préscolaire et des Sports.

Le système éducatif national se distingue par la multiplicité des éditeurs des manuels scolaires. Pour le même niveau et la même matière, plusieurs collections sont proposées. Pratique saine ou dérive mercantile ? Enquête.

Halima a longtemps  balayé du regard les étalages de cette librairie moderne située sur un grand boulevard de Casablanca. La quadragénaire est à la recherche des manuels scolaires première année primaire école publique, prescrits à son enfant. Il faut dire qu’il est très difficile de se retrouver devant ce foisonnement d’ouvrages et de repérer les livres spécifiés dans la liste des fournitures scolaires. Il y a de quoi en perdre son latin !  Car pour le  même niveau scolaire et une même matière, les  éditeurs sont pléthoriques ! Al Moufid ou Morchidi , Al Mounir, Al Assass, Al Wadih, Al Jadid, Annajah, Assahl, Al Marjie, Al Massar, Al Mokhtar… Si ce foisonnement est le fruit d’une formidable innovation pédagogique made in Morocco, qu’est-ce qu’on attend pour l’exporter sous d’autres cieux ?  

En fait, il s’agit d’un véritable maquis scolaire qui, en plus d’accentuer la crise d’un système éducatif malade,  n’est pas a priori de nature à faciliter la tâche aux parents. A chaque rentrée scolaire, ces derniers sont amenés souvent à galérer en crapahutant de librairie en librairie pour dénicher certains manuels introuvables. « Pour un livre qui coûte 15 DH en moyenne, le papa ou la maman doit parfois payer 200 DH en taxis pour faire le tour de Casablanca », ironise un libraire de quartier Al Houbous. Un autre nous raconte d’autres anecdotes encore plus troublantes : «Nombre de parents viennent chercher des livres de l’année dernière  alors qu’ils sont censés acheter la nouvelle édition  ». Mais pour quelle raison ? Renseignement pris, c’est le professeur, tel le médecin maître de son ordonnance, qui décide de l’édition du livre, l’actuelle ou l’ancienne, à prescrire à sa classe. «  Cette pratique est courante dans toutes écoles, qu’elles soient publiques, privées ou relevant des missions étrangères », révèle un professeur du primaire qui ajoute que certains enseignants n’hésitent pas à recommander des manuels qui ne sont plus imprimés depuis plusieurs années.

Clarification

Bonjour l’homogénéisation de l’apprentissage ! Mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué? «  C’est le grand foutoir éducatif », lâche pour sa part un parent d’élève obligé de fréquenter le marché aux puces pour dénicher des livres anciens réclamés à son fils. Et le ministère de tutelle dans ce beau désordre? Une fois les appels d’offres relatifs à l’édition des manuels scolaires lancés,  il perd tout contrôle  dès lors que l’enseignant a toute latitude d’opter pour les manuels qu’il veut… Savoir qui enseigne quoi, comment, pourquoi et sur quel livre  serait-il superflu ?  

Drôle d’école en effet dont la seule réussite est d’avoir tissé une toile éducative inextricable, qui va à l’encontre du sacro-saint principe de la clarté pédagogique et accentue le sentiment de marchandisation de l’école . Une école qui a enfanté  par exemple pour la langue arabe première année primaire  l’édition  Kitabi et Al Moufid. Pour le livre du calcul et initiation à la science, les instituteurs ont le choix de recommander respectivement soit Al Moufid soit Al Assas, Al Fadae ou Al Wadih. Cette multiplicité des titres touche tous les cycles de l’enseignement primaire, secondaire et  préscolaire. Ce dernier avec ses 3 années d’enseignement vient d’être gratifié de 5 nouvelles collections de manuels approuvées par le ministère de tutelle pour l’année 2022-2023 qui viennent s’ajouter aux 25 déjà existantes, soit au total 30  titres édités par 30 maisons d’édition différentes !

D’emblée, une question se pose : A quoi rime cette pléthore d’éditeurs ? Quelle en est la finalité  pédagogique? Porte-elle en elle les graines d’un meilleur apprentissage en classe ? !!! Est-ce pour faire plaisir aux éditeurs, une quarantaine, que les manuels scolaires  ont été ainsi saucissonnés  ?  Sommes-nous alors, comme le suggère cette multitude impressionnante de collections, face à un gâteau coupé en plusieurs parts  pour satisfaire l’appétit d’une multitude d’opérateurs? Loin de nous de faire un procès en copinage hautement juteux aux responsables des curricula. Mais ce qui ressemble à une dérive, enfantée par la calamiteuse arabisation du système, laisse songeur et appelle une véritable clarification. Dans quelles conditions et sur la base de quel cahier de charges sont élaborés les manuels en question ? Avant la phase finale de l’impression, les premiers travaux du projet retenu sont-ils testés par une aréopage d’experts ?  A qui revient le choix final du manuel bon à être mis sur le marché? Un comité administratif ou un panel d’enseignants ? Qui décide que telle équipe d’auteurs composée généralement d’enseignants, d’inspecteurs en exercice ou à la retraite est qualifiée au point de vue pédagogique et linguistique à élaborer un livre scolaire ? Quels sont les critères qui président au choix des auteurs ? Pourquoi ce renouvellement chaque année du livre scolaire qui a pour conséquence de priver les écoliers issues des familles démunies de se transmettre les livres comme au bon vieux temps lorsque l’enfant qui passe à un niveau supérieur fait son apprentissage dans les livres de son frère ainé ? « Avant, mes gosses étudiaient dans les bouquins de leurs neveux plus âgés, ce n’est plus possible aujourd’hui, lance Fatima, un brin énervée. Depuis  deux ans, ils ont des livres différents, l’un a Kitabi tandis que l’autre a Al Moufid ».

Qualité

Les manuels scolaires de fabrication locale laissent beaucoup à désirer côté qualité pédagogique. Il suffit de parcourir quelques-uns pour s’en rendre compte.  Les illustrations ( accompagnant les textes) connus pour jouer un rôle essentiel dans l’apprentissage sont très discutables. D’autres imperfections sautent aux yeux liées au choix des lettres d’imprimerie, la qualité du papier, la maquette, le graphisme et à l’allure générale des manuels du cru qui ont du mal à soutenir la comparaison avec les livres scolaires imprimés en Espagne ou en France.

Il est vrai que le manuel scolaire destiné aux élèves de l’école publique se distingue par son prix relativement bas par rapport à celui imprimé à l’étranger qui coûte en moyenne la bagatelle de 300 DH.  Mais est-ce une raison pour ne pas fournir d’effort sur la qualité pédagogique du manuel de fabrication locale autant au point de vue forme que fond ? «  Qu’est-ce que vous voulez, se désole un professeur à la retraite. Les manuels scolaires de chez nous ne peuvent être qu’à l’image délabrée de l’école publique  minée par mille et un problèmes ». Son collègue à qui officie dans le privé lâche sur un ton péremptoire : «  Une réforme sérieuse de l’enseignement passe d’abord par la refonte du livre scolaire par des vrais professionnels et le retour à son uniformisation ». L’uniformisation ! Nombre de parents interrogés par le Canard se montrent aussitôt nostalgiques de « la bonne vieille époque » désormais bel et bien révolue, marquée par un seul livre pour chaque matière.  Pour le primaire, il y avait pour la langue arabe le fameux manuel « Iqraa » (lis) de Ahmed Boukmakh, très bien adapté pour son époque, qui a accompagné l’apprentissage de plusieurs fournées d’apprenants et que les ouvrages qui se sont succédé plus tard n’ont jamais pu égaler en qualité pédagogique. Pour le français, ce fut la fameuse collection Tranchart, Bien lire et comprendre, «  le livre unique de la première année »  dont les manuels ont initié toute une génération de Marocains à la langue de Molière. Ce fut l’âge d’or de l’école marocaine qui, moyennant quelques manuels, deux ou trois cahiers et un personnel enseignant bien formé et dévoué, a rempli pleinement sa mission éducative en prodiguant le savoir dans la maîtrise des deux langues, l’arabe et le français. Sans aucun complexe.  Cette école-là, qui nous rappelle les bons moments passés sur les bancs de la classe, aurait pu continuer à être performante jusqu’ au jour d’aujourd’hui. Sauf qu’une arabisation, mal pensée et hasardeuse, est passée par là, instillée dans le corps éducatif comme un poison qui tue à petit feu, faisant déstabiliser  tout le système  en le faisant basculer, lentement mais sûrement, dans la médiocrité dont la nation entière paie à présent le massacre au prix fort.

Tout un programme…

Ce qui est justement en cause dans les indignes successeurs –en pagaille- des manuels scolaires de Boukmakh c’est l’absence d’outils pédagogiques nécessaires à l’apprentissage. «L’erreur originelle et fatale c’est qu’on juste arabisé l’école de manière irréfléchie sans avoir pensé à l’accompagner de contenus et d’outils pédagogiques performants », indique un instituteur de l’école d’autrefois. Un inspecteur du français enfonce le clou : «La médiocrité ne pouvait qu’être merveilleusement entretenue et transmise puisque le gros des enseignants actuels sont le produit de cette arabisation catastrophique». Plutôt que de  continuer à nous rabâcher les oreilles avec «  la réforme de l’enseignement », plusieurs fois ratée, il serait plus judicieux de plancher sur la mise à niveau de l’enseignant -aujourd’hui le maillon faible de la chaîne alors qu’il est essentiel –  sur le plan à la fois pédagogique, moral et financier-, histoire de le réarmer pour qu’il s’acquitte  convenablement de sa mission. Tout un programme dont est tributaire le salut du système éducatif national confronté plus que jamais à des défis majeurs  dont le rétablissement du principe de l’égalité devant l’école et le démantèlement d’un enseignement à plusieurs vitesses. Cette inégalité  fait que le destin des enfants de la nation  se retrouve déterminé à la naissance selon qu’ils sont issus d’une classé aisée ou d’un milieu défavorisé. Ce qui est proprement inacceptable. Au fond, la seule bonne stratégie de lutte contre la pauvreté c’est d’offrir à tous les Marocains sans distinction aucune un système éducatif public de qualité qui ne condamne pas les enfants des démunis à l’échec et cesse de faire perpétuer les disparités sociales.  Il est grand temps de tourner la page après l’avoir bien lu…

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