Président de la Confédération marocaine de l’agriculture et du développement rural (Comader), Rachid Benali est un oléiculteur reconnu qui a récolté plusieurs Prix pour la qualité de ses produits. Homme de terrain et de dossiers qui connaît la chose agricole comme son oliveraie, il livre dans cet entretien une analyse lucide et sans langue de bois des défis majeurs de l’agriculture nationale.
Le Canard Libéré : Que vous inspire en tant que président de la Comader le thème de la 16ème édition du SIAM 2024: « Climat et Agriculture : Pour des systèmes de production durables et résilients » ?
Rachid Benali : Je pense que le thème choisi cette année est particulièrement pertinent. En effet, jamais le climat n’avait été aussi étroitement connecté à l’agriculture.
Aujourd’hui, c’est la principale préoccupation de nos agriculteurs, et ce, bien au-delà des frontières nationales. Par conséquent, il est impensable de concevoir un projet agricole sans prendre en compte la dimension climatique.
Quels sont les écueils, les contraintes et les mauvaises pratiques agricoles et culturales qu’il faut éviter pour garantir la durabilité d’une exploitation agricole dans le contexte national confronté à de multiples défis ?
Je dirais qu’il est actuellement difficile de faire un choix de cultures ou de pratiques agricoles. Chaque campagne agricole se distinguant de la précédente par ses particularités. Le changement climatique constitue certes un dénominateur commun, mais ses variations sont extrêmes. À titre d’exemple, dans la région de Khémisset, il n’a pas plus un seul millimètre en mars de l’année dernière, alors que ce mois est connu pour être crucial pour la céréaliculture et toutes les cultures d’automne . En revanche, en mars de cette année, la pluviométrie était exceptionnelle puisque nous avons eu 181 millimètres de pluie, ce qui illustre bien l’importance de l’écart d’une année à l’autre. Dans la région d’Agadir, près de 80% de la production de tomates a été affectée par des températures extrêmes, que ce soit en termes de froid ou de chaleur, notamment entre décembre 2023 et janvier 2024. L’homme peut s’adapter en modifiant sa façon de s’habiller ou en utilisant la climatisation, mais les plantes qui n’ont pas cette faculté souffrent énormément de ces conditions.
Le principal défi qui se pose à l’agriculture marocaine est évidemment celui du stress hydrique et la rareté des précipitations. Cette problématique centrale est-elle soluble dans une gestion rigoureuse des ressources en eau et des terres ?
Pour moi, le stress hydrique est l’arbre qui cache la forêt. Nous disposons d’une panoplie de solutions susceptibles de contribuer à sauver une partie de nos cultures : barrages, transfert d’eau, dessalement de l’eau de mer. Cependant, le véritable problème réside non pas tant dans le stress hydrique, mais dans les phénomènes extrêmes causés par le changement climatique. Par exemple, cette année, la région de Marrakech a enregistré une température record de de 41 degrés au mois de mars, ce qui constitue un événement sans précédent, hors des normales de saison, qui vient s’ajouter à une mauvaise répartition des précipitations. Personnellement, , je ne vois pas de solutions évidentes à ces phénomènes . La situation est si inhabituelle que nous avons du mal à trouver la parade.
Faut-il alors revoir le modèle agricole national, à la lumière du phénomène de la sécheresse en réduisant, comme certaines voix le recommandent, en réduisant les volumes dédiées aux cultures aquavores tournées vers l’export, comme la tomate, l’avocat et les fruits rouges ?
On évoque souvent les cultures aquavores. Mais qu’est-ce que les cultures aquavores ? Il s’agit de trois produits, l’avocat, la tomate et les fruits rouges. Ensemble, ils ne couvrent même pas 30 000 hectares. Le véritable enjeu se situe au niveau des 8 millions d’hectares, pas des 30 000 hectares situés tous tous en bord de mer. Et qui dit bord de mer, dit possibilité de dessalement. Le dessalement permet de payer l’eau au prix coûtant. C’est le cas actuellement de la station de dessalement de Chtouka dans la région d’Agadir qui a bénéficié d’une subvention publique du fait qu’elle fonctionne à l’énergie fossile qui coûte quand même cher. La station de dessalement de Dakhla n’a pas besoin de soutien étatique étant donné qu’elle est entièrement alimentée en énergie beaucoup moins chère issue d’un parc éolien de plus de 60 MW.
Et puis, il faut savoir qu’il existe des produits à forte valeur ajoutée qui sont prêts à payer pour avoir de l’eau que nos océans et nos énergies propres intarissables offrent à des prix compétitifs.
Ce qu’il faut savoir aussi c’est que que l’avocat, la tomate et les fruits rouges sont une source de devises non négligeable et des pourvoyeurs d’emploi ( la tomate et les fruits rouges c’est 6 à 7 emplois par hectare). En comparaison, la culture des céréales, elle, n’assure que 0,1 emploi par hectare, voire moins. L’emploi rural est essentiel à l’activité agricole. Nous en avons 3 millions et demi et il faut les préserver à tout prix.
Faites-vous partie de ceux qui pensent que les stations de dessalement représentent la solution idoine au stress hydrique et aux restrictions qui frappent l’irrigation agricole des grandes exploitations ?
Effectivement, le dessalement de l’eau de mer est la solution essentielle pour l’agriculture des zones côtières. On peut aller jusqu’à 30, voire 40 kilomètres à l’intérieur du continent, mais pas plus loin. Il faut trouver des solutions pour des régions très importantes sur le plan agricole mais qui souffrent énormément d’un manque d’eau : El Haouz et Tadla, deux régions dotées d’un un potentiel énorme, d’un excellent sol et d’une technicité agricole élevé et dont la source de revenu principale est le travail de la terre. C’est le cas aussi de provinces comme Khénifra, Khouribga, Beni Mellal, Azilal, et Fquih Ben Salah qui dépendent largement de l’agriculture et qui sont situées à plus de 200 kilomètres de la mer, avec un dénivellement qui dépasse les 300 mètres, juste au bas de Tadla. Le reste des zones est beaucoup plus élevé. Dans cette situation, je ne vois pas de solution. Sauf d’assurer l’eau potable, disponible en abondance au niveau de la côte, et de conserver l’eau pour l’irrigation pour les terres de Tadla. Si nous avions respecté le calendrier initial des stations de dessalement nous n’aurions pas eu besoin d’utiliser toute l’eau des trois barrages, que sont Oum Er Rabia, Al Massira, Hansali et Bin El Ouidane. Si nous avions préservé l’eau pour l’usage domestique à Casablanca, cela aurait été autrement plus bénéfique. La capitale économique consomme plus de 300 millions de mètres cubes d’eau annuellement, ce qui correspond à l’ensemble des besoins en irrigation dans toute la région de Tadla.
Quid des petits agriculteurs des zones bour qui dépendent des précipitations pour vivre du travail de la terre ? Comment leur garantir un accès juste à l’eau dans un contexte de sécheresse?
Comment régler le problème d’eau des zones bour qui vivent traditionnellement de l’élevage, des céréales, et des légumineuses et qui se retrouvent depuis des années sans pluie et par conséquent sans source de revenu. C’est pour cela qu’il est crucial de tout mettre en œuvre pour préserver les cultures vivrières de ces zones défavorisées du Maroc profond tout en aidant la campagne à diversifier ses activités en se mettant à l’heure de l’agro-tourisme par exemple ou l’industrie. On ne peut plus s’accommoder de cette configuration où les paysans qui représentent 40% de la population dépendent exclusivement du secteur agricole et des aléas climatiques alors que dans les pays développés les ruraux ne représentent qu’entre 2% à 5% de la population totale. Mais chez nous, le rural occupe 40%, avec en plus les aléas climatiques. Il y a pour le Maroc un sujet sérieux à traiter : à cause de la sécheresse, nombre de localités, le Bas Chaouia, une bonne partie de Doukkala et l’Oriental, ne font plus de récoltes depuis longtemps. La première conséquence du mal-être de la campagne est l’aggravation de l’exode rural. La situation devient alarmante.
Peut-on concilier sécurité alimentaire durable et gestion durable de l’eau ou bien s’agit-il d’une équation insoluble ?
Quand je parle de la sécurité alimentaire et de la gestion durable de l’eau, je veux être clair. Nous mangeons et nous buvons, ces deux activités vont de pair. Maintenant, si nous avons une politique dictée aujourd’hui par le ministère de l’Eau qui cherche à freiner au maximum l’utilisation de l’eau, nous ne pouvons pas aller loin. Notre dotation normale en eau est de 5,6 milliards de mètres cubes par an. Dans les meilleures années, nous avons eu 3,6 milliards de mètres cubes par an contre 600 millions de mètres cubes cette année ! Comment voulez-vous produire dans des conditions agricoles en étant efficace et compétitif avec une dotation qui représente seulement le 1/6ème de la dotation normale ? C’est une équation complexe que nous résolvons aujourd’hui au détriment de l’agriculteur. C’est lui qui trinque à la fin.
La protection, c’est quoi ? C’est une plante qui a besoin d’être nourrie. Et la nourriture, c’est l’eau. Si la plante n’a pas d’eau, elle meurt. Quand il n’y a pas de pluie, pas d’irrigation, comment voulez-vous que nous produisions des fruits et des légumes et sauver notre cheptel qui plus à moindre coût et avec moins d’eau. Nous sommes là face à une véritable gageure. D’autant plus qu’aujourd’hui, nous n’avons pas le droit de creuser de puits ni d’utiliser l’eau des barrages. Comment allons-nous continuer à exploiter la nappe, si celui qui pompait à 100 mètres doit désormais descendre jusqu’à 300 mètres? Résultat : les coûts de pompage sont multipliés par 2, par 3, voire par 4. Quelqu’un doit également payer ce surcoût. Prenons maintenant l’exemple d’un petit agriculteur qui possède l’autorisation de pompage. S’il dispose d’une superficie de 10 hectares avec deux puits pour l’irrigation goutte à goutte. Un puits sur deux est à sec à cause de la sécheresse . Du coup, il ne peut plus irriguer que 50% de la superficie. Avec la moitié irriguée , on lui demande d’assurer la sécurité alimentaire du pays et à moindre coût. C’est impossible.
En tant qu’opérateur agricole de premier plan, comment expliquez-vous la flambée des produits agricoles sur le marché national ? Cherté des intrants, poids des intermédiaires ou rareté de l’offre du fait d’un surexport de la production agricole ( UE, Afrique, Grande-Bretagne, Russie, Moyen-Orient) ?
Je trouve qu’il est exagéré de parler de surexport au Maroc. Nous exportons des produits lorsque nous produisons des tonnes supplémentaires d’avocats, d’agrumes, de melons ou de tomates, pour lesquels il n’y a pas vraiment de demande en interne. Quand nous abordons le problème de la cherté des prix, de quoi parlons-nous ? Aujourd’hui, le kilo de tomates a atteint, à certains moments de l’année, 10 DH à 12 DH, avant de retomber à 5 DH, 7 DH. Le véritable coût de la tomate se situe aujourd’hui aux alentours de 2 euros et demi, 3 euros, soit 25 DH. Parlons de la pomme de terre ou de l’oignon qui sortent de chez le producteur à 2 DH, 2,50 . Ces prix sont dérisoires. Lorsque ces produits agricoles arrivent chez le consommateur à 5DH, 6DH, cela reste très abordable compte tenu de leur coût de revient réel. Nous devons nous comparer aux pays voisins en Méditerranée ou en Europe, par exemple. On dit toujours que nous n’avons pas leur pouvoir d’achat, mais nous en sommes très, très loin. Le salaire minimum au Maroc est de 3500 DH contre beaucoup plus en Europe où les produits agricoles sont plus chers.
Pour nous, il est essentiel de préserver l’agriculteur. Il ne peut pas produire moins. S’il produit moins, avec les prix des intrants qui ont doublé, voire triplé, avec le coût du carburant qui a doublé aussi, et avec le coût de la main-d’œuvre qui a augmenté de plus de 60% à 70% en 15 ans, tandis que le prix de nos produits est resté pratiquement le même. La pomme de terre, l’oignon, sortis de la ferme à 2,50 DH, c’est le prix d’ il y a 15 ans. La quintal de blé à 240 DH, c’est exactement le prix de 1990. Cela fait 35 ans que nous avons ce prix. Tous les intrants ont été multipliés par 5 ou par 6, alors que le prix de vente de ces denrées a stagné. Est-ce normal ?
Maintenant, au lieu de penser à 100% consommateur, nous devons penser un peu agriculteur, car le risque pour nous c’’est qu’on se retrouve sans agriculteurs. Actuellement, ces derniers s’en sortent très mal. Ce qu’il faut faire, c’est agir efficacement pour lutter contre les intermédiaires. Pour lutter contre ce phénomène , il faut mobiliser plus d’argent pour le financement des agriculteurs. D’un autre côté, il y a d’autres solutions sur la table. Selon une étude en cours du Conseil de la Concurrence sur les fruits et légumes, le gaspillage alimentaire représente quelque chose comme 25% à 30%. Ces pertes, dues aux circuits de commercialisation ainsi qu’aux produits qui ne sont pas normalisés, qui les paie ? Le consommateur, bien sûr. C’est lui qui paie en fin de compte.
Comment faire en sorte que le tagine, moyen de subsistance d’une large frange de la population, reste abordable ? Les circuits courts peuvent-ils être une solution et comment les opérationnaliser sur le terrain ?
Pour répondre à votre question, je vais vous donner l’exemple d’une caisse de tomates qui vient de la région de Chtouka et qui est destinée au marché d’Inezgane. D’abord, elle est revendue au marché de Casablanca, puis au marché de Rabat, Tanger ou Meknès. Si elle n’est pas revendue, il faut la transporter ailleurs. À chaque étape, dans chaque marché, une taxe de 7% doit être payée, et la caisse doit passer entre les mains d’intermédiaires, de mandataires et de spéculateurs. Finalement, de la caisse de 30 kg, seulement 22 ou 23 kg sont vendus. Les 5 à 6 kilos qui se trouvent au fond de la caisse sont endommagés du fait des multiples déplacements du produit, chargements, déchargements et rechargements. En cause, un défaut de normalisation que nous devons corriger en normalisant les caisses à fruits et celles des tomates, qui devraient être préservées et vendues dans des caisses de 10 kg. Il est essentiel d’établir un système de normalisation et de favoriser un circuit court. Le circuit court est prévu par la loi 3721 relative à l’agrégation. Malheureusement, il y a deux lacunes majeures dans cette loi. Premièrement, les décrets d’application n’ont toujours pas été publiés à ce jour et deuxièmement, les marchés de gros, qui sont supposés être conformes aux normes, n’ont pas été intégrés dans cette loi et sont obligés de passer par le marché de gros traditionnel. Résultat: les marchés de Casablanca et de Tanger, qui sont normés, ne peuvent pas par exemple bénéficier de cette loi et nous perdons par conséquent plus de 50% des produits qui ne transitent pas par le circuit court. D’où la nécessité de changer la loi et de veiller à son application pour avoir un circuit court qui permet d’éviter gaspillage, les intermédiaires et le surplus de taxes, qui par un effet cumulatif, peuvent atteindre jusqu’à 28-30%, alors qu’il faudrait s’acquitter d’une seule taxe.
L’ autre question cruciale porte sur le financement de l’agriculture. Le manque de financement c’est la voie ouverte aux spéculateurs, car un agriculteur ne peut pas attendre la fin de la récolte pour la vendre. Il est obligé de vendre avant, sur pied, sinon il ne pourra pas mener à bien sa campagne jusqu’au bout.
Aujourd’hui, seul le Crédit Agricole finance le secteur agricole national à hauteur de 1 ou 2%, les autres banques s’en détournent, le considérant trop risqué alors qu’il représente entre 10% et 12%. Une situation qui profite aux spéculateurs qui achètent à l’avance les récoltes. Mais à des prix dérisoires. Ce sont eux qui imposent leur loi, contrôlent le marché en se faisant des marges très confortables au détriment de l’agriculteur et du consommateur qui sont les deux grands perdants de la chaîne agricole.