célèbre, ce vendredi 8 mars, la journée internationale des droits des femmes. Quel bilan faites-vous de la situation de la femme marocaine aussi bien sur le plan économique que social ?
Rabiaa Marhouch : Le Maroc s’est engagé à répondre aux Objectifs de développement durable 2015-2030, fixés par l’ONU. Mais le Royaume n’a pas attendu ce cadre multilatéral pour prendre des initiatives d’envergure sur le chapitre des droits universels. Depuis la réforme de 2004, les droits des femmes au Maroc ont connu des avancées notables, notamment sur le plan des droits de la famille et de l’égalité homme-femme. Ces avancées concernent surtout l’égalité au sein du couple, grâce à l’instauration de la coresponsabilité qui reconnait à la femme son rôle dans la famille, le droit de demander le divorce, alors qu’avant le divorce était un droit réservé uniquement aux hommes, l’âge minimum du mariage fixé à 18 ans pour les garçons et les filles, la suppression de la tutelle sur la femme majeure qui dispose dès lors de la liberté de se marier sans attendre l’accord d’un tuteur, le droit matrimonial qui permet à la femme de transmettre sa nationalité marocaine à ses enfants issus d’un mariage mixte, l’accès à la profession des adouls depuis 2018… Ces acquis et bien d’autres méritent d’être mieux connus et mieux promus.
La célébration de cette journée coïncide cette année avec les débats autour de la réforme de la Moudawana. Quelles sont selon vous les revendications qui méritent d’être prises en considération dans cette nouvelle réforme ?
Il y a plusieurs sujets sur lesquels des acteurs de la société civile réclament des mesures plus importantes pour faire évoluer davantage les droits des femmes. Mais il faut rappeler les rappels de Sa Majesté sur l’effectivité des droits acquis qui tardent souvent à se concrétiser. C’est sous cet angle d’ailleurs que peut être entendue la relance de ce que l’on peut appeler l’An II de la Moudawana. Il touche notamment à la question de l’égalité homme-femme réelle et effective. Il est important de rappeler que le développement et la cohésion de la société marocaine sont intimement liés à cette évolution, c’est-à-dire au recul des discriminations genrées. L’Article 19 de la Constitution énonce clairement l’égalité homme-femme : « L’homme et la femme jouissent, à égalité, des droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental ». Le Maroc a également ratifié des textes internationaux sur ce sujet, notamment la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) et le Pacte des droits économiques et sociaux. Mais il reste encore du chemin à faire pour atteindre l’égalité dans plusieurs domaines.
Quels sont, selon vous, les obstacles majeurs qui continuent d’entraver le processus de l’égalité des genres au Maroc ?
D’abord, les difficultés sur le terrain de l’application du Code de la famille qui sont le symptôme d’un contexte social et éducatif qui oscille entre l’attentisme des uns et la grande impatience des autres. Le mariage des mineurs par exemple, notamment dans les régions rurales, continue d’exploiter la possibilité de dérogation à l’âge minimum du mariage, en particulier pour les filles. Disons que les obstacles sont surtout psychologiques. Il me semble pourtant important de souligner qu’il ne faudrait surtout pas qu’une entité du peuple pense qu’elle est dépouillée de prérogatives historiques et se sente en quelque sorte « dégradée ». L’égalité ne dégrade personne, mais consacre l’harmonie sur la base de la reconnaissance et du respect mutuel. Le reste est affaire de réassurance collective dans une société confiante en chacune de ses composantes. Je pense qu’il y a encore des pas à accomplir autour de cette confiance partagée. La société marocaine doit se faire confiance pour transcender les clivages d’hier par le fil continu du dialogue national inclusif. Il vise précisément à améliorer l’application réelle des différentes dispositions du Code de la famille. J’ajoute que la Déclaration et le Programme d’action de Vienne (1993) pointe l’idée que l’universalité des droits des femmes s’est souvent retrouvée entravée, au nom de la culture, de discours sociaux dominants et naturalisés. Et bien que la discrimination basée sur le genre soit interdite par les conventions internationales et les différents pactes relatifs aux droits humains, l’égalité concrète entre les hommes et les femmes dans la jouissance des droits peinent à s’accomplir pleinement, non seulement au Maroc, mais dans nombre de régions du monde. Il est donc nécessaire que les différentes réformes et leur progression soient accompagnées d’un changement sociétal, d’un changement profond des habitus et des discours qui attribuent des significations sociales aux différences biologiques. Ils instaurent et normalisent une relation hiérarchisée entre les hommes et les femmes et créent un déséquilibre du pouvoir en faveur des premiers. Garantir l’accès des femmes à leurs droits n’est pas leur accorder des privilèges, c’est restaurer ce qui est dû. Force est de constater que les discours, habitudes, stéréotypes et normes culturelles, assignent aux femmes des rôles et des places figés dans la société, entravant leur capacité à recevoir et à participer pleinement à l’aventure humaine. Il est toutefois possible d’œuvrer dans le sens d’un discours social éclairé, grâce au débat, au dialogue, à la pédagogie, à l’information et à la communication pour améliorer la condition des femmes et protéger leurs droits, dans l’intérêt de toute la société.
Dernièrement, plusieurs acteurs politiques et institutionnels ont ouvert le débat autour de la réforme de système de l’héritage. Que pensez-vous de ce débat et le considérez-vous comme nécessaire ?
Il faut rappeler une avancée sur cette question de l’héritage puisque les petits enfants peuvent hériter de leur grand-père maternel aujourd’hui. Cependant, beaucoup d’observateurs et d’acteurs de la société civile s’accordent pour dire qu’il est indispensable de réformer la législation successorale, au regard des mutations que la société marocaine a connues : la femme endosse aujourd’hui, de plus en plus, une responsabilité financière importante au sein du foyer familial. Le Conseil national des droits de l’Homme signale dans son rapport de 2015 que « la législation successorale inégalitaire participe à augmenter la vulnérabilité des femmes à la pauvreté ». La question de l’héritage est donc aussi importante pour préserver les droits économiques de la femme.
L’égalité économique, notamment dans le milieu professionnel, est garantie par plusieurs textes. Toutefois, la loi n’est toujours pas respectée. Comment expliquez-vous ce décalage entre les textes et la réalité ?
Sur le plan de la législation, le Maroc a inscrit le droit au travail des femmes, notamment à travers l’article 31 de la Constitution ; il s’est également engagé dans l’autonomisation des femmes par le travail et la garantie d’un environnement qui améliore leur accès à l’emploi et lutte contre les discriminations.
Toutefois, force est de constater que l’accès des femmes au marché du travail reste très insuffisant. Les chiffres montrent que l’intégration économique des femmes est faible, seulement 22 % travaillent, la majorité est donc inactive. Les femmes subissent davantage le chômage que les hommes, des disparités salariales les désavantagent et elles sont faiblement représentées dans les postes de pouvoir.
Je pense que le contexte social et culturel, les difficultés d’accès parfois à l’éducation et à la formation, ainsi que la déscolarisation, dans les régions rurales en particulier, sont des facteurs qui entravent un véritable développement économique égalitaire et inclusif.
L’inégalité de l’accès au marché du travail n’est pas seulement liée à l’offre et aux opportunités, mais aussi au manque de soutien aux jeunes filles diplômées pour les encourager à trouver un emploi. Dans beaucoup de familles, il est plus courant et « naturel » d’attendre d’un garçon de chercher un emploi et d’attendre d’une fille de contracter un mariage et de se consacrer à son foyer.
De sorte que certaines jeunes diplômées choisissent le mariage et deviennent des femmes au foyer, non seulement par découragement face à la difficulté de trouver un emploi, mais par peur de ne pouvoir concilier le travail et les charges familiales qui reposent généralement sur les épaules de la femme.
Quelles actions entreprendre aujourd’hui pour parvenir à cette égalité effective dans le domaine professionnel ?
Continuer à ajuster et à perfectionner les réformes juridiques pour protéger davantage les droits des femmes et de la famille est primordial.
Mais il faut rappeler aussi que le Maroc occupe seulement la 144e place mondiale sur le plan de la promotion des droits des femmes. Il est donc essentiel, pour accompagner les différents débats, dialogues et concertations entre les différents mouvements de la société, d’améliorer la communication et la sensibilisation de tous, à la fois aux acquis relatifs aux droits des femmes et aux difficultés et obstacles rencontrés sur le chemin des réformes et des améliorations de la condition de la femme. Sur ce sujet, en tant que maison d’édition engagée sur les questions importantes qui traversent notre société, Africamoude entend participer à la démocratisation et à la promotion des droits humains, dans sa collection intitulée « Arganier : les savoirs pour tous ».
Les acteurs culturels, chacun dans son domaine, ont un rôle important à jouer dans la promotion des droits humains pour une meilleure connaissance et prise de conscience de la nécessité de garantir à tous l’accès aux libertés, aux droits fondamentaux, ainsi qu’aux droits sociaux. L’évolution de notre société en dépend !
Rabiaa Marhouch est docteure en littératures françaises et comparées, chroniqueuse littéraire au Courrier de Genève et chercheuse associée au Laboratoire Rirra 21 de l’université Montpellier 3. Après avoir enseigné la littérature française et francophone à Montpellier, elle a créé et dirigé la collection éditoriale « Sembura » à Casablanca. En 2023, elle a fondé avec Dominique Nouiga à Rabat la maison d’édition Africamoude, un espace de création panafricain tourné vers les échanges et la collaboration Sud-Sud.
Elle est l’auteure du recueil de poésie Sur la pointe du jour (éditions Les Monteils, 2020), du roman Le Coeur du volcan (La Croisée des chemins, 2021) et de l’essai Nina Bouraoui : La Tentation de l’universel (Presses universitaires de Rennes, 2023). Elle a également codirigé avec Eugène Ebodé l’ouvrage collectif Qu’est-ce que l’Afrique ? Réflexions sur le continent africain et perspectives (Sembura, 2021).
En collaboration avec la maison d’édition sud-africaine Kwazithina, elle a initié en 2023, le programme ATABI, un concours d’écriture international bilingue (français et anglais) destiné aux jeunes en Afrique. Fort de son jury international composé d’écrivains, d’universitaires et de journalistes, ATABI est aujourd’hui un réseau panafricain d’excellence, qui réunit des jeunes amoureux de leur continent, passionnés par l’écriture et la lecture. ATABI leur offre des ateliers d’écriture et de développement personnel où ils améliorent leur savoir-faire, leur savoir-être et leur conscience panafricaine.