Quel impact de la hausse des prix sur l’insécurité alimentaire ? C’est à cette question que la Banque Mondiale a tenté de répondre dans un bulletin d’information économique sur la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord). Le titre de cette publication toute récente (avril 2023) est révélateur : « Destins bouleversés ». La région étudiée n’est pas homogène et la situation n’est pas par conséquent la même dans tous les pays. C’est pourquoi les rédacteurs de l’étude ont tenu à distinguer quatre groupes de pays : économies en développement importatrices de pétrole, économies en développement exportatrices de pétrole, pays touchés par un conflit et pays du CCG.
Face à la hausse des prix sur les marchés des produits de base, en particulier ceux du pétrole et des denrées alimentaires, les pays MENA ont mis en place des politiques visant à contenir l’inflation intérieure. Les mesures prises varient en fonction des pays: plafonnement des prix, augmentation des subventions, transferts monétaires directs, subvention des importations tout en assouplissant les procédures… Malgré cela, l’inflation alimentaire dans la plupart des économies de la région a augmenté depuis la guerre en Ukraine, et elle était même beaucoup plus élevée que l’inflation globale. Les hausses des prix des produits alimentaires, ont contribué au moins pour moitié à l’inflation globale. En outre, les ménages les plus pauvres et les plus vulnérables ont connu des niveaux d’inflation plus élevés que les ménages plus riches. C’est là une conséquence directe des taux élevés d’inflation alimentaire et de la place démesurée qu’occupent les produits alimentaires dans les dépenses des ménages pauvres. Le différentiel du taux d’inflation est de 2 points entre le quintile le plus pauvre et le quintile le plus riche de la population.
Le plus grave c’est que cette hausse des prix des denrées alimentaires accentue l’insécurité alimentaire, qui n’est pas seulement une préoccupation immédiate, mais a des répercussions sur plusieurs générations comme l’ont montré les auteurs en se référant à une série d’études portant sur des situations concrètes vécues de par le monde. Il est démontré, en effet, que l’absence d’une nutrition appropriée — dans l’utérus ou pendant la petite enfance — augmente le risque de retard de croissance et compromet les résultats scolaires. Selon des estimations approximatives, 200000 à 285000 nouveau-nés pourraient avoir été exposés à un risque de retard de croissance dans les pays en développement de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord en raison de l’augmentation des prix des produits alimentaires depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. On prévoit qu’environ 8 millions d’enfants de la région MENA seront en situation d’insécurité alimentaire en 2023. La nutrition et la santé des enfants faisaient défaut avant même la pandémie. Bien sûr, ce chiffre s’explique surtout par la situation prévalant en Syrie et au Yémen, deux pays qui ont dépassé le stade de l’insécurité alimentaire pour basculer vers la famine purement et simplement. Lorsque les prix des denrées alimentaires augmentent, comme cela a été le cas récemment, les familles sont moins susceptibles d’être en mesure d’acheter certains aliments, ce qui joue sur la quantité d’aliments et/ou de calories que les enfants peuvent consommer. De plus, les prix relatifs des denrées alimentaires peuvent changer, peut-être en raison de subventions à certains produits, ce qui a pour effet d’orienter les dépenses alimentaires vers des aliments moins chers, et souvent moins nutritifs. La prévalence de l’insécurité alimentaire varie considérablement dans la région MENA. On estime que la plupart des économies en développement de la région ont des taux de prévalence de l’insécurité alimentaire à deux chiffres. Certes, la prévalence est à un chiffre en Égypte (6,4 %), en Iran (7,7 %) et au Maroc (6,4 %), mais les taux de ces pays correspondent respectivement à 6,9 millions, 6,7 millions et 2,4 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire grave.
Concentration des richesses
La grande partie des pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure et des pays à faible revenu de la région affiche des taux de prévalence de l’insécurité alimentaire supérieurs à ceux des pays à revenu comparable. Quant aux pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure de la région, ils obtiennent des résultats légèrement meilleurs que ceux des autres pays comparables. Dans l’échantillon des économies à faible revenu, la prévalence de l’insécurité alimentaire grave est extrêmement élevée : 50,8 % en Syrie et 99 % au Yémen, deux États fragiles et en proie à des conflits. L’insécurité alimentaire s’est aggravée dans la région MENA. Elle est passée d’environ 11,8 % en 2006 à 17,6 %, selon les prévisions pour 2023. En dehors de la région, seules l’Asie du Sud et l’Afrique subsaharienne ont enregistré une hausse de l’insécurité alimentaire au cours de la même période. Précisons qu’un ménage est classé en situation d’insécurité alimentaire grave « lorsqu’au moins l’un de ses membres adultes a déclaré, au cours des 12 derniers mois, avoir été contraint de réduire la quantité de nourriture consommée, avoir sauté des repas, avoir souffert de la faim ou n’avoir rien mangé pendant toute une journée par manque d’argent ou d’autres ressources ».
D’après la Banque Mondiale, la région MENA aura besoin de 27,73 milliards à 38,05 milliards de dollars environ pour répondre aux besoins alimentaires de la population gravement touchée par l’insécurité alimentaire en 2023. Ce montant devrait se situer entre 25,1 milliards et 50,6 milliards de dollars en 2027. Le Yémen est le pays dont les besoins sont les plus importants — entre 11,82 milliards et 16,01 milliards de dollars en 2023, et entre 11 milliards et 22 milliards de dollars en 2027. Selon les prévisions, la Syrie aurait besoin de 3,67 milliards à 5,04 milliards de dollars en 2023, puis de 3,6 milliards à 6,7 milliards de dollars en 2027.
Ces estimations ne tiennent pas compte des tremblements de terre de 2023. Les besoins seront donc sans doute plus importants. Les besoins de l’Égypte devraient se situer entre 2,77 milliards et 4,15 milliards de dollars en 2023, puis monter à un montant situé entre 2,8 milliards et 5,2 milliards de dollars en 2027. Le Maroc aurait un besoin situé entre 0,93 et 1,26 MM $ en 2023 et entre 0,8 et 1,92 MM en 2027. Ces chiffres soulignent l’ampleur du défi, notamment parce qu’ils ne couvrent que le strict minimum calorique requis et ne tiennent pas compte de la diversité nécessaire à une alimentation saine. Il reste à préciser que cette étude qui a mobilisé une dizaine de chercheurs et d’experts est restée indigente en matière de propositions pour faire face à l’insécurité alimentaire et juguler l’inflation. Outre la question de transferts en espèces et en nature, l’étude s’est arrêtée sue les politiques d’égalité entre les sexes et garde d’enfants, la qualité des soins médicaux, l’amélioration de l’offre des produits alimentaires. Dans l’ensemble, l’étude s’est limitée aux questions techniques sans aborder les problématiques de fond telles que la concentration des richesses, la question de la gouvernance. Une chose est sûre: la pauvreté n’est pas une fatalité !