En 1920, à Mnina où quelques familles vivent regroupées autour d’un point d’eau, le Seigneur Benji, est amputé d’une partie de ses terres nécessaires à l’implantation de la future forêt du futur village de la future ville de Khouribga. Les ingénieurs français ne chôment pas ; pour faire passer la pilule aux indigènes, ils baptisent l’établissement, fondé le 7 août 1920, « Office Chérifien des Phosphates ». Un chérif, chez les musulmans, est un descendant de Mahomet par sa fille Fatima. A ce jour, un siècle plus tard (1920-2020), les autochtones de la tribu des Ouled Abdoun le nomment tout simplement « Loufisse». Les Français commencent l’activité d’extraction des phosphates dès 1921 chez les M’fassis. Le Seigneur Benji, soucieux, sépare les deux bébés, Le Bon (Taybi en arabe) et Claire (Sfia en arabe), qui se chamaillent. Il est sidéré par la déstructuration de ses terres par Loufisse. Benji disait à sa sœur, la maman de Claire, « choufi khti, notre bled, N’ssara kharbgouha » (regarde ma sœur, notre terre, les Nazaréens l’ont déstructurée).
Le verbe arabe « kharbaga » (خربق) signifie «déstructurer » car Loufisse a multiplié les sites d’extraction des phosphates et éventré leur terre. De « kharbgouha» (ils l’ont déstructurée), la délicate oreille de Loufisse a compris que la région s’appelait Khouribga et l’a ainsi baptisée au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. De simple producteur de phosphate, Loufisse s’est donc trouvé être aussi, volens nolens, « promoteur » de villages (autant de villages que de catégories sociales), constructeur d’une église reliée directement par une belle route goudronnée à un nouveau cimetière chrétien, épicier avec un grand magasin dans le centre du village des cadres, appelé « coopérative », qui vend les boissons alcoolisées aux musulmans, tenancier de hammams très bon marché, directeur du cinéma OCP et de son ciné-club, gérant de deux piscines (une pour les cadres avec toboggan et l’autre pour les ouvriers sans toboggan). A cela s’ajoutent une mosquée avec un minaret qui domine la piscine des ouvriers, d’où le muezzin peut annoncer la prière et admirer tous ces corps nageant entre deux eaux, et un terrain omnisports avec un club au non très français : l’Olympique Club de Khouribga. Ce monopole à la fois économique, social et culturel s’est développé précisément à l’époque où la perpétuation de semblables situations devenait impossible en France.
Sans doute, ce décalage correspond-il, dans le temps, à celui du développement économique du Maroc par rapport à l’industrialisation de la France. Il n’en reste pas moins vrai que cette politique, comme moteur de tous les domaines de l’activité urbaine, a été, à Khouribga, infiniment plus déterminante et exclusive que le rôle de la famille Michelin à Clermont-Ferrand par exemple. Lorsque, dans tout pays en voie d’industrialisation, l’emploi qu’offre la mine fait surgir les villes du sol et attire les hommes en les arrachant à leur terre, on assiste à un passage de la ruralité à la citadinité, avec des conséquences perturbantes et corrosives pour l’équilibre des sociétés traditionnelles. Comme l’a déclaré récemment à la presse, l’Emmanuel Kant de la pensée urbanistique, lors du MIPI de septembre 2020 (marché international de l’immobilier professionnel), l’ancien président français, Serra9 Zyte Sarkozy, qui utilise moins de vocabulaire qu’un enfant du Neuf Trois, 93, Seine Saint Denis, département le plus pauvre de l’Ile de France où résident plus de Maliens qu’à Bamako, Neuf Trois qu’il voulait naguère nettoyer au Karcher quand il était aux affaires de la raie publique : « Sur le golfe Persique, sur la rive opposée à l’Iran, ils ont fait des villes époustouflantes, il faut penser que leurs grands-pères vivaient sous la tente. Moi, je suis contre les tours laides et pour les tours belles. Je sais que je ne suis pas très malin mais je comprends ce que je dis. Si on voulait construire la tour Eiffel aujourd’hui, l’association qui défend les crapauds orange à dos à pois bleus l’empêcherait. ». (A suivre)