Lhaj Miloud écoute, les yeux mi-clos, l’homme entonner à nouveau dans le silence nocturne une vieille chanson égyptienne … « L’artiste » était un clochard qui traînait souvent dans les rues à cette heure incongrue de la nuit… Mais un clochard qui interprétait divinement une des plus belles chansons de feu Abdelhalim Hafed surnommé « le rossignol brun »… Une chanson inusable qui n’avait pas pris une ride, et qu’apprécient toujours autant les jeunes de sept à soixante-dix-sept ans… Ce n’était pas la première fois que ce pauvre hère traînait sous les fenêtres des immeubles de la résidence, fredonnant à chaque fois la même chanson… Sa chanson ! Une chanson qui l’avait sans doute marqué à vie ! Tous autant que nous sommes, nous avons été bercés, dès notre plus jeune âge, par de douces mélodies que nous chantaient nos mères ou nos grands-mères, des complaintes merveilleuses qui nous rassuraient, et nous faisaient basculer doucement dans le monde merveilleux des rêves d’enfants… Qui éloignaient les jnouns, et chassaient nos terreurs enfantines…
Et toute notre vie a été rythmée par des chansons… Des chansons douces, qui éveillaient notre sensibilité naissante… Des chansons burlesques, qui se moquaient des puissants… Des chansons « kleenex », qui durent le temps d’une saison… Des chansons sentimentales, qui ont accompagné nos émois d’adolescents… Des chansons d’amour, qui déchirent le cœur des jeunes et des moins jeunes ! Comme « 9arriatte al fingane », qu’interprétait d’une voix déchirante le visiteur nocturne sous la fenêtre de Lhaj Miloud… Il faut dire qu’elle remuait en lui des émotions qu’il croyait enfouies à jamais au plus profond de son être… Visiteur nocturne dont la vie antérieure avait sans doute été brisée par un amour impossible, et pour lequel le temps était désormais suspendu… Ne restaient plus que souvenirs et chagrins, et l’alcool pour seule consolation… Comme pour ce troubadour de la nuit, tous les moments importants de notre vie ont été marqués par des chansons… Qui peuvent émouvoir, faire rire ou pleurer…Comme les chansons patriotiques qui donnent du courage, et qui vous transforment n’importe quel homme en valeureux combattant… Qui font que des hommes vont à la mort, le sourire aux lèvres et la fleur au fusil… Chants de guerre et roulements de tambour jettent les uns contre les autres des hommes qui auraient pu être amis… Le salut au drapeau se fait aussi au rythme d’une chanson… Il y a aussi les chansons des ultras qu’on chante à tue-tête dans les arènes sportives pour encourager son équipe, et lui faire donner le meilleur d’elle-même… Ou pour dénoncer la prétendue impartialité de l’arbitre ! Des chants repris en chœur par des milliers de poitrines unies dans l’amour de leur équipe, et qui se transforment parfois en hymnes à la liberté, et en appels de détresse d’une jeunesse frustrée et désorientée…
Il y a les chansons révolutionnaires, qui fédèrent et transcendent, comme « le temps des cerises », « la Marseillaise » ou encore « bella ciao », la chanson de la résistance italienne… Il y a les chansons nostalgiques, qui nous ramènent loin en arrière, vers un passé idéalisé… Et les chansons religieuses, aussi… Qui peuvent apaiser et unir… Mais qui peuvent aussi louer le martyr, glorifier la mort, et appeler à la guerre sainte… La lecture des livres sacrés ne se fait-elle pas en chantant ? Il y a les chansons intemporelles, inoubliables… Les sérénades andalouses restent encore de nos jours les plus belles histoires d’amour, ayant su traverser le temps et toucher petits et grands, riches et pauvres, juifs et musulmans… Oui, il y a mille et une chansons… Des chansons dont, parfois, nous ne comprenons pas la langue, mais qui, au-delà des mots, nous bouleversent par la beauté et la douceur de leurs mélodies… Et puis, il y a LA Chanson ! Chacun la sienne… Celle qui nous a bouleversés la première fois que nous l’avons entendue… Celle que nous fredonnons, seuls ou à deux… Celle que nous aimons écouter à chaque occasion… Et même quand l’occasion ne s’y prête pas ! Celle qui provoque toujours en nous le même ravissement… Celle que nous voudrions écouter encore une fois… Une dernière fois avant le grand voyage !
Lhaj Miloud se demande qui est ce chanteur inconsolable, quelle avait été son histoire, et s’il avait une famille… L’homme restait parfois plus d’une heure, couché à même le sol, sa bouteille d’alcool à la main, pour seul compagnon… Personne ne lui avait jamais demandé de partir… Il faisait désormais partie du décor… Pendant plusieurs années, on a entendu sa voix… Elle plongeait les uns et les autres dans le même ravissement ou réveillait de vieilles blessures… Et puis un jour, il n’est plus venu… On l’a attendu en vain plusieurs semaines… Personne ne le connaissait… Personne n’a jamais su ce qu’il était advenu de lui… Mais tout le monde a eu un pincement au cœur, comme si, désormais, quelque chose allait leur manquer… Sans doute avait-il quitté le monde des vivants en chantant, une ultime fois, sa chanson préférée… Et chacun s’est dit que, si c’était le cas, ce serait une bien belle mort… Adieu, l’artiste ! Puisses-tu trouver enfin le repos éternel…