La petite Tunisie, ainsi baptisée eu égard à sa superficie modeste, était grande par ses dirigeants. Le pays n’en a pas connu de la trempe Habib Bourguiba, le père de la Tunisie moderne, seul chef d’État d’envergure depuis son accession à l’indépendance en 1956, destitué en novembre 1987 via un coup d’État médical, par son Premier ministre, un certain Zine El Abidine Ben Ali. Le putschiste sera à son tour chassé du pouvoir en janvier 2011 par un soulèvement populaire qui marqua le point de départ d’une vague de révoltes dans certains pays arabes, connues sous le nom de «Printemps arabe». En plus de deux décennies de pouvoir répressifo-affairiste, l’ex- attaché militaire de l’ambassade de Tunis à Rabat, décédé en 2109 dans son exil saoudien, a fini par cristalliser les mécontentements et nourrir la haine des Tunisiens à son encontre.
Mais, à y regarder de plus près, tout n’est pas mauvais dans le bilan du défunt Ben Ali : Les observateurs le créditent de certains acquis non négligeables, notamment la lutte contre l’islamisme, l’émancipation de la femme tunisienne et la prospérité économique du pays. Après le mandat post révolution de Moncef Marzouki (2011-2014), qui a longtemps incarné le combat pour la démocratie et l’intermède Béji Caïd Essebsi, décédé en juillet 2019, soit cinq mois après son arrivée au pouvoir, la Tunisie vote pour Kaïs Saïed Saied, un universitaire novice en politique, sans parti ni base électorale, qui prônait une démocratie décentralisée et participative en incarnant les espoirs de la relance d’une révolution en panne. Mal en a pris au peuple tunisien qui s’est fait rouler dans la harissa. Avec le recul, et à la lumière de la dérive clairement autocratique du Saïed, les slogans du président apparaissent pour ce qu’ils sont. Juste un leurre. Utilisés pour mettre la main sur le pays en l’engageant sur une voie hasardeuse, voire périlleuse.
Sous des dehors de démocrate réformateur se cache en vérité un dictateur qui a attendu le moment opportun pour montrer son vrai visage. Ne s’est-il pas arrogé les pleins pouvoirs en juillet 2021 après avoir dissous le Parlement, arguant de la nécessité de «préserver l’Etat et ses institutions et pour préserver le peuple tunisien»?
La Tunisie sous l’emprise de Kaïs Saïed renvoie l’image désolante d’une société divisée et malheureuse, d’une transition politique en ruine et d’un terreau où prospère aussi la haine et la xénophobie
Spartiate, impassible, froid et diction mécanique. Celui que les Tunisiens, résignés, surnomment « Robocop » a fourni la preuve qu’il est surtout un Terminator impitoyable des voix dissonantes. Juges, militants, opposants politiques, journalistes, hommes d’affaires, avocats… Une vague d’arrestations sans précédent n’arrête pas de s’abattre sur ses adversaires. Les prévenus comparaissent devant la justice sous un chef d’accusation familier des pires dictatures du passé : «Complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État». De mémoire de Tunisien, on n’a jamais vu un tel niveau de répression même sous la période Ben Ali que bien des Tunisiens, gagnés par une immense déception politique et aux prises avec une crise économique et sociale sans précédent, en sont arrivés à regretter. Au moins avec l’ex-président, la population jouissait d’un certain bien-être social, mangeait à sa faim, trouvait du travail grâce à une économie prospère qui produisait de la richesse. Les fruits de cette réussite se sont envolés comme un essaim d’oiseaux apeurés tout comme les acquis de la révolution confisqués par un président agissant comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Il faut dire que Saïed a entamé son travail de sape en étant fort du soutien de l’élite sociale tunisienne qui voyait en lui l’éradicateur efficace des islamistes d’Ennahda dont il a fait l’ennemi à abattre en faisant emprisonner ses ténors sous divers motifs «fabriqués de toutes pièces ». Mais l’aversion de Kaïs Saïed ne se limite pas seulement à Ghannouchi et ses congénères, elle s’exprime aussi, comme en témoigne le large spectre des personnalités arrêtées, contre toutes les autres composantes de la société qui osent dénoncer ses méthodes autoritaires. En fait, Kaïs Saïed est obnubilé par son projet politique hautement hasardeux, la «construction démocratique par la base» où la souveraineté revient au peuple. Dans sa vision dangereusement messianique, l’instauration d’un tel schéma passe par la liquidation de tous les corps intermédiaires, partis et syndicats.
Le voilà qui montre une autre facette sombre de sa personnalité en s’en prenant contre toute attente aux migrants subsahariens vivant sur le sol tunisien en les plaçant dans un « plan criminel pour changer la composition du paysage démographique » du pays. Rien que ça. Il qualifie sa nouvelle cible de source de «violence, de crimes et d’actes inacceptables», appelant à «mettre rapidement fin» à la présence des migrants en Tunisie. Ces propos horriblement choquants, vigoureusement condamnés en interne et en Afrique, déclenchent aussitôt une vaste chasse à l’homme dans tout le pays. Désignés ainsi à la vindicte, les migrants clandestins fuient leurs agresseurs, laissant derrière eux le peu qu’ils possèdent. Les pourchassés ne doivent leur salut qu’à l’intervention des autorités de leurs pays d’origine, Côte d’Ivoire, Guinée, Mali… qui ont organisé des vols de rapatriement de leurs ressortissants.
La Tunisie sous l’emprise de Kaïs Saïed renvoie l’image désolante d’une société divisée et malheureuse, d’une transition politique en ruine et d’un terreau où prospère aussi la haine et la xénophobie exprimée par l’homme fort du pays. Tel est le bilan du professeur de droit qui s’est abattu comme un Scud sur ce beau pays qu’il a vassalisé, autre exploit, à l’Algérie des caporaux. Dramatique. Bourguiba et même Ben Ali doivent se retourner dans leurs tombes.