En dépit des engagements pris par le gouvernement marocain de lancer la 5G avant la fin de l’année 2023, le déploiement de cette technologie révolutionnaire accuse un retard inquiétant. Dans cet entretien, l’expert en IT et télécoms, Khalid Ziani, révèle les raisons objectives de ce retard. Outre les difficultés liées à la libération des fréquences et au déploiement insuffisant de la fibre, notre expert pointe l’absence au Maroc d’un opérateur d’infrastructures télécoms.
Alors que le Maroc se prépare à accueillir des événements sportifs de grande envergure tels que la Coupe d’Afrique 2025 et la Coupe du monde 2030, ce retard aux implications sérieuses risquent de mettre le pays en porte-à faux- par rapport aux exigences numériques du cahier des charges de la FIFA. Le retard pris par la 5G pourrait être aussi préjudiciable à la compétitivité du Maroc et à son image.
Le Canard Libéré : Comment expliquez- vous le retard accusé dans le lancement de la 5G au Maroc alors que le gouvernement en avait fait un chantier prioritaire dans une note d’orientation générale pour le développement du secteur des télécommunications pour un lancement initialement prévu en 2023 ?
Khalid Ziani : Effectivement, dans sa NOG 2023, l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT) s’était engagée à lancer la 5G avant fin 2023. Cela n’a pas été fait pour plusieurs raisons. La première a trait aux conditions d’attribution des fréquences et les conditions pour assurer un lancement de cette 5G qui n’étaient pas réunies à fin 2023. Ces conditions concernaient d’abord la libération des fréquences qui allaient être attribuées pour cette 5G parce que ces fréquences sont utilisées actuellement pour d’autres besoins par les opérateurs, des besoins notamment d’interconnexion en zones rurales et tant que ces fréquences n’ont pas été libérées, on ne peut pas les attribuer à la 5G car cela créerait des perturbations. Le report est donc lié au retard d’un opérateur qui utilise ces fréquences qui normalement auraient dûes être libérées. C’est la principale explication du retard d’attribution des fréquences 5G par l’ANRT. La deuxième explication tient au fait que la 5G exige un soubassement de connectivité en fibre optique parce que c’est cette fibre qui draine des capacités internet très élevées permettant d’alimenter les antennes de la 5G et des connexions entre 30 et 380 mégabytes par connexion. Le soubassement en fibre optique est donc indispensable. Or là réside la principale faiblesse du Maroc due au fait que la fibre optique n’a pas été suffisamment déployée que ce soit pour alimenter les antennes. Nous avons encore au Maroc une dizaine de milliers d’antennes 2G et 3G qui sont reliés uniquement en cuivre et nous souffrons encore d’une pénurie de connectivité en fibre parce que nous n’avons pas anticipé et pris les bonnes mesures il y a 10 ans pour le déploiement de cette fibre.
Ce retard est d’autant plus incompréhensible que le Maroc se prépare activement pour accueillir deux événements sportifs majeurs, la Coupe d’Afrique en 2025 et la Coupe du monde en 2030 ?
Ce retard est préjudiciable pour le Maroc à la fois en termes d’image tout en posant problème quant au respect de ses engagements et à la conformité des critères fixés par la FIFA de très haute disponibilité des réseaux télécoms et de très haut débit dans les zones sélectionnées pour abriter les matchs de la Coupe d’Afrique et de la Coupe du monde. Le retard encore une fois s’explique par l’absence de politique de partage et de mutualisation des infrastructures par les opérateurs et cette absence ou faible coopération entre les opérateurs pour mutualiser leurs infrastructures est la raison principale du retard que nous avons sur le secteur des télécoms. Pour mettre en œuvre ce partage et cette mutualisation, il aurait fallu que l’ANRT lance dès 2013 l’introduction d’opérateurs d’infrastructures dont le rôle est de construire et d’exploiter des réseaux de télécommunication. Elle ne l’a pas fait. L’ANRT a pensé qu’il suffisait de partager les infrastructures de l’opérateur historique et de mettre des règles de partage pour que ce partage ait lieu. Malheureusement, les règles de partage des infrastructures de l’opérateur historique n’étaient pas équitables aux yeux de ce dernier et cela a engendré des conflits entre les opérateurs et nous sommes toujours maintenus dans cette situation conflictuelle entre les opérateurs sur cette question de partage des infrastructures.
Donc, la vraie raison du retard tient au fait que nous n’avons pas pris les bonnes décisions au bon moment. Il aurait fallu introduire les opérateurs d’infrastructures et séparer dans l’activité des opérateurs la partie “infrastructures” qui, elle, doit être opérée par des opérateurs d’infrastructures dont le rôle est de les mettre à disposition des opérateurs télécoms de service dont la raison d’être est de développer les services pour les citoyens et les entreprises.
Donc le problème du retard du déploiement de la5 G vient principalement de l’ANRT …
Comme je l’ai expliqué auparavant, l’ANRT attend que tous les opérateurs libèrent les fréquences qu’elle doit attribuer ensuite à la 5G. Il y a un opérateur qui n’a pas encore libéré les trois groupes de fréquences que l’ANRT doit attribuer à la 5G et par conséquent cette dernière ne pourra pas lancer l’attribution de ces fréquences. La question est donc liée à cet opérateur qui n’a pas encore tout libéré.
Qui est cet opérateur ?
Ce n’est pas à moi de le dire.
Quelles sont les conséquences éventuelles de cette situation pour le Maroc?
est un opérateur qui construit et exploite des réseaux de télécommunication. L’absence d’introduction d’opérateurs a eu pour conséquence d’empêcher la mutualisation des infrastructures mais également des coûts supplémentaires En effet, chaque opérateur tire son propre câble et cette situation lui coûte plus que s’il avait recouru à un opérateur d’infrastructures qui, lui, propose une infrastructure mutualisée. L’infrastructure de très haut débit comme la fibre optique est parfaitement mutualisable. Nous sommes donc pris dans cet étau. Les opérateurs doivent trouver un moyen pour mutualiser leurs infrastructures sans le tiers qui permet cette mutualisation et que l’ANRT n’a pas jugé bon d’introduire au Maroc. Voilà la raison principale de ce blocage que nous subissons au Maroc.
Quelles sont les mesures concrètes à prendre aujourd’hui pour dépasser cette situation de blocage?
Il faut une feuille de route qui tient compte à la fois de l’impératif du respect de nos engagements d’organiser une Coupe du monde de très haute qualité comme l’a souligné Sa Majesté le Roi et les impératifs d’accompagner l’évolution économique qui reste très conditionnée par l’avancée de la transition numérique du pays. Cette transition dépend fondamentalement de la connectivité et cette dernière, si elle n’est pas disponible à très haut débit sur l’ensemble du territoire à un prix accessible pour les citoyens, ne nous permettra pas de généraliser cette transition numérique à l’ensemble de la population et sur tout le territoire d’une manière équitable. Pour cela, il faut à partir de cette année 2024 (à peine 6 ans donc avant 2030) qu’on soit en mesure au moins d’attribuer les licences 5G aux trois opérateurs et d’introduire des opérateurs d’infrastructures Télécoms pour accélérer le déploiement des réseaux fibres. Il existe des investisseurs internationaux qui souhaitent investir au Maroc dans ces infrastructures. Il faut juste leur octroyer des licences et encadrer leur action dans le respect des conditions du cahier des charges établi par l’ANRT. Cela doit se faire en 2024, nous n’avons pas le choix!
Nous sommes en Juin, et nous n’avons aucun signe d’un plan national très haut débit pour 2030, ni d’introduction d’un opérateur d’infrastructures ni une date précise de l’attribution des fréquences 5G aux trois opérateurs. Je suis très très inquiet. Le plan national de très haut débit exige l’atterrissage de câbles sous-marins pour notre connectivité internationale et cette opération requiert au moins quatre ans. Nous risquons donc de ne pas pouvoir respecter nos engagements et là je tire la sonnette d’alarme.
Quels sont les avantages offerts par la technologie 5G comparativement à la 4G ?
La technologie 5G permet à la fois un débit beaucoup plus élevé versus la 4G (jusqu’à 10 fois plus élevé) et une très faible latence (le temps que le signal met pour arriver à destination). Cette latence se traduit par un décalage dans une conversation téléphonique ou dans l’iptv par rapport à la retransmission hertzienne. Ce petit décalage ne permet pas certains usages qui exigent une très faible latence. C’est le cas de toutes les applications, qui exigent du temps réel. La 5G par contre, grâce à sa faible latence, permet ces usages. Dans l’internet des objets par exemple, quand un objet doit remonter une alerte en temps réel, la 5G est plus adaptée dans cette situation. Un orchestre peut jouer par exemple une partition à distance et en même temps, sans décalage, grâce à la 5G.
D’un autre côté, la 5G a ses contraintes. Pour la déployer, il faut plus d’antennes parce qu’elle couvre un périmètre plus réduit que celui couvert par la 4G. Aujourd’hui, nous avons à peu près 20.000 antennes au Maroc. Il va falloir ajouter entre 25.000 à 30.000 antennes 5G si on veut une couverture comparable. Il s’agit donc d’un investissement très important. Par ailleurs, la 5G exige un soubassement en fibre optique très important et du transit IP à très haute capacité. Or, la capacité totale des trois opérateurs réunis est faible comparativement par exemple à la capacité totale qui arrive en Espagne ou au Portugal. Nous avons encore beaucoup de câbles sous-marins à faire atterrir sur le Maroc si on veut assurer la retransmission des matchs qui exige des capacités internet très élevées. Nous avons également besoin de capacités internet très élevées pour que les hyperscalers, les fameux GAFAM, installent leur Data Centers au Maroc et fassent ainsi du Royaume le hub africain de leurs serveurs.