Abdellah Chankou
Perçues par les intéressés comme des actes d’intimidation et une tentative de muselage de leur mouvement, les interpellations systématiques des jeunes manifestants du collectif Gen 212 ne pouvaient que déboucher sur des violences et des débordements. C’est ce qui arriva dans la soirée du mardi 30 septembre dans un certain nombre de villes, notamment Inezgane, Rabat, Skhirat, Beni-Mellal et Oujda… Véhicules des forces de sécurité endommagés ou incendiés, magasins vandalisés et jets de pierre contre les hommes en uniforme… Le bilan est lourd à en croire un communiqué du porte-parole du ministère de l’Intérieur qui a fait état de plusieurs blessés parmi les forces de l’ordre .
Ces scènes de violence, le Maroc aurait pu largement en faire l’économie. Inhabituelles dans le contexte national et condamnées via un texte portant le logo de la Gen Z, elles ont choqué plus d’un et ravivé la crainte de voir le pays basculer dans le désordre. Ce fut le cas dans certains pays, notamment le Népal et Madagascar, où la Génération Z, qui a manifestement inspiré sa consœur marocaine, a mis son pays à feu et à sang. Mais l’approche adoptée, purement sécuritaire, était-elle la bonne ? Embarquer les manifestants dans les paniers à salades en les bousculant alors qu’ils n’ont commis aucun acte répréhensible par la loi n’est pas défendable.
Sauf à considérer que le fait de manifester et d’exprimer publiquement ses attentes dans un micro-trottoir relève du trouble de l’ordre public en arguant au passage que l’appel à manifester lancé par la Gen 212 n’avait pas obtenu l’autorisation des pouvoirs publics. Dans le Maroc de Mohammed VI, on était en droit d’attendre une doctrine de maintien de l’ordre plus intelligente et moins fébrile, qui privilégie l’identification des individus violents tout en évitant les interpellations intempestives, injustifiées et souvent surréalistes : Tel homme embarqué avec son bébé en pleurs dans un fourgon des forces auxiliaires, tels jeunes assis sur un banc public conduits de force vers un véhicule du même corps de sécurité qui a multiplié les arrestations insolites qui ont fait le tour des réseaux sociaux, etc…
L’on voit bien, à travers ces arrestations sans discernement, que la manière de gérer cette mobilisation pacifique des jeunes en 2025 n’y était pas, à l’inverse du mouvement du 20 février 2011 qui côté, gestion des foules, était bien maîtrisé. 14 ans après, la méthode policière adoptée, qui rappelle une époque que l’on croyait révolue, apparaît aux antipodes de l’image d’ouverture, de tolérance et de liberté cultivée par le Maroc. Celui-ci aurait conforté cette image en dépêchant sur place des équipes de la télévision publique pour recueillir les témoignages des jeunes, ce qui leur aurait donné le sentiment que le gouvernement est à l’écoute et prend en considération leurs revendications. Et puis, une telle manifestation aurait fait sous d’autres cieux l’ouverture des journaux télévisés et créé un débat politique à la hauteur de l’événement. Rien de tout cela au Maroc où les responsables politiques se sont mis courageusement en retrait dans un silence assourdissant, laissant les services de sécurité « interagir » à leur manière avec les mécontents. La majorité gouvernementale, réunie autour du chef de l’exécutif, s’est contentée de diffuser mardi 30 septembre un communiqué où elle a indiqué que le gouvernement était «prêt à un dialogue ouvert et responsable avec la jeunesse, à travers les institutions et les espaces publics, pour élaborer des solutions réalistes et applicables, au service du pays et des citoyens ». Mais ce n’est pas un gouvernement en fin de vie- son mandat expire en septembre 2026- qui pourra régler les problèmes structurels de la santé et de l’éducation.
Petites gens
Deux chantiers essentiels qui n’ont eu droit des décennies durant qu’à des mesures de replâtrage, sans s’attaquer au mal destructeur qui les ronge : les défaillances de la gouvernance. Les gouvernements se suivent et, faute de les soigner, s’aggravent au fil du temps. Sur ces deux secteurs qui dysfonctionnent sont venues se greffer plusieurs couches de ressentiment social du fait de la vie chère, la flambée du chômage et les expropriations brutales qui touchent particulièrement les laissés-pour-compte et les petites gens… Le Maroc a administré la preuve qu’il sait construire des ports et des aéroports de classe mondiale, faire jaillir de terre en un temps record des stades futuristes. Dans le domaine des infrastructures, force est de constater que le pays a réalisé, sous la conduite éclairée du souverain, des avancées remarquables mais sur d’autres, comme celui de l’efficacité gouvernementale et la qualité de l’action partisane, il a beaucoup reculé. Résultat: Les opportunistes de tout poil ont prospéré sur la délégitimation du politique. qui a enfanté une incurie locale sans précédent nourrie de corruption et de passe-droits. Les masses paupérisées et la jeunesse précarisée n’ont, face à des corps intermédiaires décrédibilisés et à des professionnels de la prévarication, que la révolte pour exister et être entendue. La paupérisation n’est pas seulement le fait de devenir pauvre.
C’est le sentiment d’un appauvrissement progressif et inéluctable, le sentiment d’être dépossédé de son avenir et de sa dignité. Cette situation est vécue comme profondément injuste surtout lorsqu’elle contraste avec l’opulence d’une minorité, l’inaction et la passivité des gouvernants. L’avenir pour la Gen Z, biberonnée aux réseaux sociaux dans ce qu’ils ont de meilleur et de pire, devient une menace. Pas une promesse. Plus rien à perdre. C’est l’élément-clé. Quand on n’a plus rien à perdre, la peur des conséquences ( arrestation, répression, prison) s’estompe… C’est ce qui a surgi dans les scènes de violence dans de nombreuses villes. La peur du gendarme a reculé. Une autre réalité se fait jour. Il ne faut pas se tromper de combat.