Un texte opaque qui ne coule pas de source

Abdelouafi Laftit, ministre de l’Intérieur.

Le projet de loi 83.21 sur les sociétés régionales multiservices (SRM), visant à céder au secteur privé les services de distribution d’eau, d’électricité et la gestion de l’assainissement liquide, ne fait pas l’unanimité. Et pour cause…

Un grand saut dans l’inconnu. C’est ce l’impression qui se dégage en parcourant le projet de loi 83.21 sur les sociétés régionales multiservices (SRM), ces nouvelles entités, au nombre de 12 (à raison d’une société  par région) destinées à remplacer à partir de 2024  l’office nationale de l’eau et de l’électricité (ONEE),  les régies communales gérées par le ministère de l’Intérieur et les opérateurs de la gestion déléguée  comme Lydec et Amendis après expiration  de leurs  contrats.

La majorité des articles de ce texte, adoptée par la deuxième chambre en avril dernier et toujours à l’étude à la première, pèchent par leur caractère vague et imprécis. Pour un secteur aussi stratégique et vital que l’eau, l’électricité et l’assainissement, autant de flou laisse songeur et suscite bien des questions. D’abord, chez les principaux concernés, les cadres de l’office inquiets par la perspective d’être fourgués  avec les actifs de l’office aux enseignes privées malgré l’obligation faite au nouveau gestionnaire de maintenir leurs divers droits acquis (salaires, indemnités, retraite, couverture sociale, œuvres sociales…). En vérité, ils ne savent pas à quelle sauce ils seront mangés et un point et non des moindres a achevé de les rendre méfiants, la participation de l’État dans la nouvelle société a été fixée à 10% au minimum. Autrement dit, 90%  du capital revient au privé alors que l’engagement gouvernemental initial faisait état d’une participation publique de 51%. Ce désengagement de l’État est lourd de conséquence, pouvant signifier que l’eau et l’électricité cesseront bientôt d’être un service public. Ce qui fait craindre un coût exorbitant de la sous-traitance pour les usagers qui, libéralisation oblige, pourraient payer beaucoup plus cher leurs factures d’eau et d’électricité. Sans que la puissance publique n’ait aucun moyen pour protéger le consommateur.

Céder au secteur privé les services de distribution d’eau, d’électricité et la gestion de l’assainissement liquide

Les opposants à cette réforme, principalement les syndicats, l’UMT et la CDT, ont dénoncé en avril dernier dans un communiqué conjoint une volonté de marchandisation de l’eau et de l’électricité et un « projet de loi [qui] n’est pas suffisamment  abouti »  tout en exhortant «tous les acteurs et protagonistes sociaux à former un front national, réunissant également les partis politiques et les associations de la société civile, pour la sauvegarde de l’Office de ces mesures visant sa liquidation». A l’appel des centrales syndicales, plusieurs salariés de l’ONEE ont mené quelques mouvements de protestation dont une grève le jeudi 27 avril à Casablanca pour rejeter le projet de soustraction de l’office de la tutelle de l’État. Un office dont la mission sera dans la nouvelle configuration confinée à la gestion du réseau du transport tandis la partie distribution, la plus juteuse,  sera confiée aux 12 SRM, chacune opérant dans le territoire d’une région.

Entente directe

La participation minoritaire  de l’État  n’est pas le seul aspect problématique. L’article 5 du projet de loi est encore plus troublant puisqu’il autorise les SRM, qui sont des sociétés anonymes, à déléguer la gestion d’un service par entente directe, en violation du principe de la concurrence. Bonjour l’opacité! Cette façon de faire est propre à reproduire dans un secteur vital les fameuses «grimates» (agréments) qui s’apparentent à des autorisations de s’enrichir… Le statut et la mission des communes dans les SRM ne sont pas non plus clarifiés. Vont-elles avoir un droit de regard sur la gestion des SRM ou joueront-elles juste le rôle de courroie de transmission ? Considérées comme des investisseurs par le législateur, les futures SRM ont le droit en vertu de l’article 5  de bénéficier des avantages offerts par la nouvelle charte de l’investissement, notamment les aides financières en cash pouvant atteindre jusqu’à 30%. Sur un investissement déclaré d’un milliard de DH par exemple, le porteur du projet peut empocher d’entrée de jeu la bagatelle de 300 millions de DH. Lors d’un débat organisé sur ce  dossier,  l’ex-directeur général de l’office entre 2006 et 2008 Younes Maamar a partagé ses critiques et ses réserves avec l’assistance composée essentiellement de cadres de la maison. Le conférencier a pointé du doigt entre autres l’absence dans le projet de loi des indicateurs de performance en relation avec la gestion des SRM et une situation ou l’office serait le seul à financer les investissements dans les réseaux de transport. Sa conclusion?  La loi 83.21, telle qu’elle a été élaborée, va donner naissance à une amodiation.

Autrement dit, une situation de rente où contre une redevance le gestionnaire gère et exploite à sa guise. Sans critères de performance ni d’efficience, ni de prise de risque. Ce qui est tout bénef  dans  un marché qui plus est captif. Sur le papier, cette réforme présente d’énormes zones d’ombre et d’aspects peu clairs qui ne rassurent guère sur son opérationnalisation sur le terrain. A tout point de vue, nous sommes  face à un texte sombre qui ne coule pas de source. Même s’il est tant décriée en privé y compris par de nombreux députés, le texte  qui a un boulevard devant lui  sera adopté par la première chambre. Sans véritable débat. L’eau  va certainement continuer à couler. Mais c’est le consommateur qui risque de trinquer…

Abandon de l’ONEE Pas pertes et profits ?

Les comptes de l’ONEE ne sont pas aussi plombés que le montre son déficit se chiffrant à plusieurs millards de DH, obligeant le gouvernement a mette régulièrement la main à la poche pour le renflouer. Ce déficit est dû en partie, outre aux investissements lourds engagés par l’office, aux arriérés cumulés par l’établissement depuis de nombreuses années auprès de nombre d’organismes publics. L’Etat n’est pas seulement mauvais gestionnaire, il est aussi mauvais payeur. Mais l’ONEE est une affaire rentable. Rien que la succursale ONEE d’une grande ville génère un chiffre d’affaires annuel de près de  700 millions de DH. Cherchez la fuite. Le problème réside donc dans les méthodes de gestion qu’il convient de revoir en introduisant des règles d’un management souple et performant . Tel n’est pas la voie privilégiée. Et c’est pour ne plus avoir à subventionner un office budgétivore et  au nom de  la volonté d’introduire de la rigueur dans  sa gouvernance rigide que les pouvoirs publics ont décidé de le donner en gestion délégué. Mais le privé surtout lorsqu’il est du cru n’est pas une garantie ni de bonne gestion ni de transparence. L’ONEE c’est aussi un excellent outil de coopération régionale, dépositaire d’une expertise précieuse mise au service de plusieurs pays africains. Son demembrenent pourrait être synonyme de perte  d’une histoire riche en réalisations, l’abandon d’un grand  levier  de coopération sud-sud et d’un instrument d’influence. Une remise des compteurs à zéro lumineuse ?

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