Arts plastiques : Reda Kanzaoui tisse sa toile…

Deux tableaux du peintre qui ne laissent pas indifférent…

Du 13 octobre au 13 novembre, l’Uzine accueille l’exposition «Naked souls» de Réda Kanzaoui. Néophytes, amateurs d’art mais également penseurs, y trouveront leur compte.

C’est une exposition pour le moins incontournable (ou devrait-elle l’être) car, selon nous, elle marque le début d’un grand nom Marocain des Beaux-Arts. Des doutes ? Lisez : Voilà –et c’est bien rare !- un peintre pour lequel nous prédisons une très grande carrière artistique, dans un monde, certes, logique, sans autre calcul que la puissance et la magie de l’art et de ses expressions. Un monde chimérique, pourrait-on ajouter. Mais, heureusement, parfois la valeur pure parvient miraculeusement à surmonter les obstacles. Et c’est très exactement ce que nous prédisons ! Car quasiment chacune des œuvres de Réda Kanzaoui est un pamphlet, ou une dissertation, une chronique qui nécessiterait plusieurs pages pour en venir à bout de l’argumentation. Nos propos sont on ne peut plus objectifs et les images des œuvres que nous avons sélectionnées parlent d’ailleurs d’elles-mêmes. Et elles en racontent des choses… Pour ce qui est du courant artistique, Kanzaoui, 35 ans, est un expressionniste (un art qui a été condamné par le régime nazi qui le considérait comme « un art dégénéré »). Ce courant utilise une déformation de la réalité en vue de provoquer, chez le spectateur, une réaction émotionnelle et d’atteindre une intensité expressive à son summum. On le remarque d’ailleurs dans les œuvres de Reda, où brutalité des traits et des couleurs et formes choisies se confondent avec l’éloquence et inspirent au spectateur une pluralité de sentiments, dont l’angoisse, la peur, la joie ou même l’amour. Il nous explique : « Je suis un peintre expressionniste. Je suis le mouvement expressionniste parce que, en tant que style (je veux dire technique artistique), il est excessif, par ses lignes rapides et névrotiques et ses couleurs vives, dans l’expression du moi humain et des profondes fluctuations de l’âme. Donc, c’est comme une forme, ou comme un modèle, ou comme un langage qui me permet de m’exprimer à propos de mon âme de manière fluide. Mais aussi comme tendance idéologique car, par exemple, mon art s’oppose à toute discrimination raciale envers les humains, et contre le monopole absolu de l’art au nom d’une quelconque classe ».

L’artiste, le « personnage », lui-même vaut le détour. On dirait, quand on lui parle d’art (et pas seulement quand il peint), qu’il est depuis si longtemps plongé dans le monde de l’art (depuis sa plus jeune enfance, en fait) qu’il en est devenu une sorte de produit, vivant, une sorte d’enfant de l’art, doublé d’un parent pour ses créations. D’ailleurs, comme par hasard, Réda est également devenu poète et nouvelliste en langue arabe, alliant de ce simple fait l’art à la pensée… avec une philosophie très particulière: «Le tableau appartient à l’observateur, pas à l’artiste.

C’est un miroir qui reflète l’image et ravive la question «Qui suis-je ?». Je conseille donc au lecteur d’observer mes créations, car il se retrouvera forcément devant le tableau qui représente, en fait, son propre tableau ». Et quand on lui dit que certains n’aimeront probablement pas ça, Réda se montre réaliste: « Un artiste ne peut pas avoir de consensus. Beaucoup aimeront mon travail et beaucoup le détesteront. C’est quelque chose de juste et d’équitable. Cependant, je pense que celui qui détestera le plus mon travail est celui qui est prêt à briser son reflet dans le miroir. En termes simples, il n’est pas prêt à s’accepter tel qu’il est».

Ami des muses !

Voilà un surnom qui lui irait comme un gant, parce que l’art est son monde. Depuis son enfance. Et remarquons quel drôle d’enfant prodige il était : «Au début, j’ai peint parce que ma voix n’était pas entendue au sein de ma famille. J’étais le plus jeune et mes frères avaient une forte présence dans la maison. Tout comme un enfant pleure ou casse volontairement quelque chose pour attirer l’attention de sa famille, j’ai peint pour leur dire : « Me voici aussi. » Je peins toujours pour attirer l’attention, mais cela va au-delà de ma famille ; désormais, je peins pour attirer l’attention du monde ». Un enfant qui choisit de peindre pour communiquer… Un enfant qui se sent muselé… Ébullition éternelle ! Et, si ce n’était que ça… dans le chapitre de ce qui l’inspire, Réda donne une réponse fort troublante : « Je puise mon inspiration de la rue, de mon environnement personnel où j’ai vécu et grandi, je le puise dans les ruelles et les quartiers pauvres, dans les situations et circonstances. Mais aussi, surtout, de la peur, car plus j’ai peur, plus je suis créatif ».

Ils ont les doigts longs

On remarquera que tous les personnages de cet artiste ont de longs doigts. Certains pourraient y voir, sans s’y tromper d’ailleurs puisque les tableaux leurs appartiennent également, une notion de capacité qui s’étend, un pouvoir des personnages, un peu comme les griffes que fait surgir un félin pour se défendre ou attaquer, ou tenter – vainement parfois ? – d’effrayer ou encore de dominer. Réda nous livre ses explications à lui (et nous nous permettons ce pléonasme bien à sa place) : « Un jour, mon frère voulait me faire peur pour me taquiner. Nous étions seul à la maison. C’était la première fois de ma vie que je rencontrais la peur. Et la première chose que j’ai vue c’était les deux mains déformées de mon frère. Aujourd’hui encore, ou même après cinquante ans, si tu me demandes de te peindre la peur je te peindrais ces mains ». Voilà le type d’artiste de qui on parle. Et voilà pourquoi nous avons parié sur sa brillante réussite. Non seulement il possède l’art, un don quasi inné pour peindre, mais aussi y joint-il l’esprit, un esprit lourd à porter. Nous avons choisi, pour conclure, de vous dévoiler de plus près deux de ses œuvres, à savoir The Keeper et The Ecstasy of the proletariat, qui nous ont très particulièrement bouleversés. En demandant à Réda leurs sens profonds, il rechigne au début à nous répondre puis finit par nous orienter : «Je n’aime pas soumettre mes tableaux à une quelconque lecture personnelle pour ne pas les réduire ou les enfermer dans le cadre du tableau. Le tableau doit être absolument aussi vaste que l’océan. Le tableau est une question, pas une réponse. Et ce monde a besoin de plus de questions. Cependant, il y a toujours place à de la concession, et je te réponds que les deux tableaux mettent en lumière l’exploitation humaine que subissent injustement les pauvres, et cette fois non pas avec la force d’un fusil, mais avec le morceau de pain ». Sublimement dit ! La cherté de la vie a très certainement remplacé les fouets d’antan. Fedwa Misk, journaliste et autrice, nous livre ses impressions au sujet de ces mêmes toiles dont nous parlons : « Elles expriment le mal être d’une génération épuisée par les disparités sociales et le poids du capitalisme, révoltée contre la suprématie des riches et leur insensibilité qui frise le vulgaire. Je doute que l’artiste veuille diriger un message direct à travers ces deux toiles, bien qu’il soit très difficile d’en éviter l’émotion qui saisit à la gorge. Personnellement, le premier mot qui me vient à l’esprit, c’est “hogra”, un mot bien de chez nous, mais que ces deux tableaux traduisent à l’universel ». Réda, nous te souhaitons d’éblouir! Et de communiquer avec le Monde !

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