Nuances diplomatiques

Retour sur la récente évolution des relations maroco-espagnoles initiée par la Lettre du Chef du gouvernement espagnol, qui mérite d’en déceler les nuances tant dans la forme que dans le fond qui certainement détermineront les termes de la feuille de route annoncée dans la réponse du ministère marocain chargé des affaires étrangères.  Des concessions de part et d’autre, pour un compromis difficile qui rajoute au suspense qui caractérise les relations bilatérales.

L’Espagne et le Maroc ont mis fin vendredi 18 mars 2022 à huit mois d’intenses négociations continues pour trouver une issue à une crise sans précédent entre les deux pays, intervenue depuis que les Etats Unis ont reconnu la souveraineté marocaine sur ses Provinces du Sud. Elles ont impliqué le Roi Mohamed VI, le Roi Felipe d’Espagne et Pedro Sanchez chef du gouvernement espagnol. Ce ne fut certainement pas une partie de plaisir, connaissant la rigidité du négociateur espagnol et les velléités hégémoniques d’une Espagne encore ancrée à l’histoire de Christophe Colomb et dont la modernité se manifeste par la puissance retrouvée au sein de l’Union Européenne qu’elle ne manque pas de faire-valoir pour appuyer ses positions en vue de garantir ses intérêts économiques et géostratégiques.  Avec un tel partenaire aussi hermétique, habitué à traiter le Maroc avec condescendance, les négociations pour arriver à un compromis n’ont certainement pas été faciles.

Fermeté de ton, subtilité de langage et usages protocolaires

Il serait intéressant de déceler dans la lettre adressée par le chef de gouvernement espagnole Pedro Sanchez au Roi Mohamed VI, les cartes gagnantes étalées par la partie espagnole, qui n’aurait pas lâché du lest sans contrepartie, sur un a tout aussi déterminant que le Sahara marocain longtemps exploité par l’Espagne dans son Poker diplomatique. Le contenu de cette lettre reflète dans le fond comme dans la forme, une démarche bilatérale convenue vers un compromis au terme d’un long processus de rudes négociations qui a permis à la diplomatie marocaine de se faire entendre,  boostée par deux déclarations majeures du Souverain. La première est contenue dans le discours royal du 20 Août 2021 à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de la Révolution du Roi et du Peuple. Le Roi y affirme que « le Maroc avait changé parce qu’il n’accepte pas que ses intérêts supérieurs soient malmenés, mais il s’attache à fonder des relations solides constructives et équilibrées, notamment avec les pays voisins ». S’adressant plus particulièrement à l’Espagne, il précise que les relations avec ce pays « doivent reposer sur la confiance, la transparence, la considération mutuelle et le respect des engagements». Ce sont d’ailleurs les mêmes termes que Pedro Sanchez reprend dans sa lettre au Souverain.

La seconde déclaration, plus ferme, se trouve dans le discours royal prononcé à l’occasion du 46ème anniversaire de la Marche Verte (6 novembre 2021). Le Roi soulignait que le Maroc attendait de ses partenaires «qu’ils formulent des positions autrement plus audacieuses et plus nettes au sujet de l’intégrité territoriale du Royaume ». Et d’ajouter que «la marocanité du Sahara ne sera jamais à l’ordre du jour d’une quelconque tractation», avant de s’adresser à ceux qui affichaient des positions floues ou ambivalentes, que «le Maroc n’engagera avec eux aucune démarche d’ordre économique ou commercial qui exclurait le Sahara marocain ». Cette rare bordée aussi légitime que pertinente venant du Monarque lui-même, a fait son effet au sein des arcanes du pouvoir espagnol qui s’est rendu compte que cette fois-ci, c’était du sérieux et que nul ne pouvait ne pas constater que le Maroc avait effectivement changé et que son discours l’avait été aussi.

Si l’on s’en tient à la forme liée aux usages diplomatiques, il est à noter que la lettre du Chef du gouvernement espagnol a été adressée au Souverain et non à son homologue marocain. Elle confirme si besoin est, que l’issue aux crises diplomatiques entre le Maroc et l’Espagne se situe au Palais-Royal. Cela rappelle, bien que de moindre enjeu, le recours des autorités espagnoles au Roi défunt Hassan II pour le dénouement des crises, notamment lorsque les négociations bilatérales tendues pour les accords de pêche étaient à la limite de la rupture. Quant à la réponse, règles de protocole obligent, ce n’est pas le Cabinet Royal qui a réagi à la lettre de Sanchez, mais le Ministre marocain chargé des Affaires étrangères, dont la mission de Département de souveraineté pourrait expliquer pourquoi ce n’est pas le Chef de gouvernement marocain qui a donné la réplique à son homologue espagnol. Curieusement, ce n’est qu’une semaine après que ce dernier s’est exprimé en cette qualité sur le sujet à l’occasion du Conseil du gouvernement du jeudi 24 mars 2022. En tout cas, la vive réaction marocaine aura créé une forte charge électrique dans les relations entre les deux pays, qui fit sauter le fusible Maria Arancha Gonzales Laya Ministre des Affaires étrangères espagnoles.

Avé Maria

La Ministre des Affaires Etrangères Espagnole ne savait pas qu’elle allait rendre un grand service au Maroc et à son pays, d’abord en endossant la contestation de la décision des Etats Unis reconnaissant  la marocanité du Sahara et en défendant ensuite les stratagèmes de l’accueil réservé à Brahim Ghali présumé Président de la République marionnette sahraouie sous une fausse identité dans une mise en scène des plus rocambolesques, dont la Ministre espagnole en détient encore tous les secrets. Grâce à cette grosse bourde, la diplomatie marocaine a été profondément secouée au point de réviser l’attitude conciliatrice du Maroc à l’égard de ses voisins, laquelle ne nous a pas toujours valu des avantages ou de la considération en retour.

En représailles, le Maroc avait fini par prendre un certain nombre de mesures contre les élucubrations espagnoles dont notamment le report sine die de la Réunion de haut niveau Maroc-Espagne  initialement prévue en décembre 2020, suivie entre autres de mesures de rétorsions commerciales, la fermeture des frontières maritimes et terrestres au niveau de Sebta et Melilia,  et le gel de la coopération sécuritaire et antiterroriste. Les espagnols reconnaitront également à leur ancienne Ministre des affaires étrangères le triste mérite d’être sans le vouloir, à l’origine du débat houleux en Espagne soulevé par la lettre de Pedro Sanchez. Elle gratifie le paysage politique espagnol d’un sujet de discorde supplémentaire qui permettra au Maroc de situer le niveau d’adversité des toréadors politiques espagnols et de mieux apprécier les nuances de leurs positions. La comparution du Chef du gouvernement espagnol devant la Chambre des représentants attendue pour ce Mercredi, apportera certainement de nombreux éclairages sur les tendances de la classe politique espagnole.

Non, l’Espagne ne s’est pas pliée suite aux pressions du Maroc, ni au chantage algérien

Nombreuses ont été les tentatives d’explication du « revirement » de la position espagnole examinée dans la précipitation sous la lorgnette d’analyses étriquées. L’explication première avancée est la pression marocaine sur l’Espagne au moyen de l’encouragement de l’émigration de masse. Les médias algériens ont en fait leurs choux gras pour tenter d’expliquer une décision espagnole qui les a pris de court au point de dérégler les neurones des généraux du Musée du palais de la Mouradia. Si tel était le seul motif sur lequel s’était basée l’Espagne pour opérer ce retour à la raison et rompre aussi facilement avec une politique agressive de plusieurs années contre le Maroc, en jonglant notamment avec sa cause première, c’est que ce pays a perdu le sens de la clairvoyance et montre une faiblesse aussi  insoupçonnée que rare dans les annales de la Diplomatie ibérique. Cela serait fort étonnant et improbable. L’Espagne appuyée par l’UE sur un dossier aussi brûlant que l’immigration qui suscite la montée de l’extrême droite au sein de ses États membres, n’aurait pas cédé aussi facilement sur ce registre.

La seconde explication aussi biscornue que la première, est que l’Espagne aurait corrigé une Algérie devenue ingérable et menaçante pour la sécurité énergétique espagnole, voire européenne, au moyen du chantage de l’approvisionnement en gaz, dans le but d’aligner ses clients sur ses thèses anti-marocaines, profitant de surcroit de la crise du gaz qui prend un tournant  déstabilisant  avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Là aussi, un tel argument qui aurait pesé sur la balance des décisions espagnoles, est peu convaincant, car l’Espagne et l’Europe ont bien d’autres moyens de faire pression sur l’Algérie récalcitrante qui se trompe d’époque et de front de bataille. Il est vrai par ailleurs qu’en voulant jouer dans l’arène des grands en faisant miroiter la menace gazière au mauvais moment, l’Algérie s’est d’elle-même embourbée dans le délire d’une haine viscérale à l’égard du Maroc. Elle persiste à ignorer  que la solidarité et la paix au Maghreb et en Méditerranée sont plus que jamais indispensables dans un monde en ébullition pour préserver une région si fragile des aléas dramatiques des conflits armés et l’affranchir  des alliances qui se forment et s’effritent sans états d’âme au gré des intérêts des puissances.

Faut-il rappeler à cette Algérie qui met la région sous tension que les guerres sont par nature désastreuses et fratricides et toujours menées au mépris des populations qui en payent le prix fort. Si les réfugiés ukrainiens ont eu la possibilité d’être facilement accueillis par les pays européens voisins, l’Algérie ignore peut-être que les réfugiés d’une guerre au Maghreb n’auront pour destination que la mer tumultueuse ou le Sahel sans fin. Non, l’Espagne ne s’est pas pliée aux pressions du Maroc, ni au chantage de l’Algérie. Elle a tout simplement compris les arguments de la diplomatie marocaine et mesuré le poids d’un pays avec lequel il faut désormais compter et avec lequel l’Espagne a tout à gagner dans un partenariat stratégique. En effet, le rétablissement du courant diplomatique entre les deux pays, permet à l’Espagne de s’appuyer sur un Maroc stable avec lequel elle partage de nombreux avantages uniques et avec aucun autre Etat dans la région. D’abord la proximité géographique qui se traduit par un prolongement tout naturel vers l’Afrique où le Maroc a désormais des entrées renforcées. Ensuite, le partage du Détroit de Gibraltar, l’un des passages stratégiques de la circulation maritime mondiale (Marchande et militaire), dont les deux pays assurent la surveillance et le contrôle du point de vue de la sécurité des hommes et des biens.

Il est aussi vrai que l’Espagne ne peut se passer de la coopération avec le Maroc quant aux questions vitales que représentent pour elle, la lutte contre l’immigration, le trafic de drogue et le terrorisme. Sur un plan économique et commercial, le Maroc est un client et un marché fort porteurs. Les données avant Covid 19, montrent un nombre de 1000 entreprises espagnoles qui opèrent au Maroc qui est la première destination des investissements espagnols en Afrique avec un investissement global de l’ordre de 4,5 milliards d’Euros. Ce sont aussi 900 000 touristes marocains qui ont visité l’Espagne en 2019, pour y dépenser l’équivalent de 5 Milliards de Dhs.  Les espagnols connaissent bien la générosité du touriste marocain, et savent également combien leur rapportent les résidents marocains à l’étranger qui traversent le territoire espagnol, à l’aller comme au retour.  Sur le plan culturel, l’Espagne ne pourrait ignorer son influence sur le Maroc en général et sur les provinces du Nord en particulier, où la langue espagnole est légion. Sur un autre registre et pour l’histoire, il faut aussi que l’Espagne soit atteinte de schizophrénie pour ignorer les nombreuses occasions où le Maroc, lui a montré son indéfectible solidarité. Je citerai entre autres, le geste exceptionnel du Maroc par lequel il avait accepté  dans ses zones de pêche, l’activité de quelque 600 navires de pêche espagnols interdits d’accès aux eaux européennes lorsque l’Espagne avait intégré l’UE en 1986.

Aussi, quand le Maroc avait décidé de réduire l’accès à ses zones de pêche aux navires étrangers pour des raisons légitimes de préservation de ses ressources halieutiques, il n’avait pas exclu les navires de pêche espagnols opérant dans le Sud de la Péninsule et aux Iles Canaries pour des considérations sociales, car ces unités ne pouvaient se redéployer sur d’autres zones de pêche lointaines. L’Espagne ne pourrait aussi faire l’impasse sur le geste solidaire du Maroc qui avait en 2002 accordé des autorisations de pêche à titre exceptionnel et sans contrepartie aucune, à 64 navires de la Région de Galicie frappée par la pollution marine causée par le naufrage du navire pétrolier « Prestige». Même l’Europe n’y avait pas pensé. La solidarité était encore une fois venue du voisin du Sud qu’une certaine classe politique espagnole considère aujourd’hui comme étant un pays menaçant pour la sécurité de l’Espagne.

De Gibraltar au Mont Tropic

Passé le temps euphorique des louanges et des satisfécits autour de la Lettre du gouvernement espagnole et plus particulièrement la question du Sahara marocain qui a focalisé légitimement l’attention des médias et de l’opinion publique, ne faudrait-il pas revenir sur la déclaration espagnole et notamment sur les passages suivants :  D’abord l’allusion faite au respect de l’intégralité territoriale : le Chef du gouvernement espagnole assure au sujet des actions qu’il évoque dans sa lettre qu’elles seront, je cite «… entreprises dans le but de garantir la stabilité et l’intégrité territoriale des deux pays ». Si ce passage conforte le Maroc quant aux garanties que l’Espagne lui assure au sujet du Sahara marocain, il signifie par réciprocité que le Maroc en faisant de même, donne en retour au voisin ibérique une garantie au sujet de Sebta et Melilia tout comme pour les îles et presqu’îles occupées et pour combien de temps encore? La position marocaine à ce sujet devient en ces circonstances des plus complexes.  Le Maroc remettra-t-il en veilleuse ses revendications sur les deux enclaves en vertu d’une simple réaction du ministère chargé des affaires étrangères à la lettre du gouvernement espagnol ? Si tel est le cas, comment peut-on envisager pouvoir soulever à nouveau nos revendications sur ces territoires ? Les parties sont-elles convenues discrètement du cadre de résolution de ce problème ? On se rappellera qu’au pic des revendications marocaines au début des années 70 pour la récupération de ses territoires occupés, Feu Hassan II avait en 1974 fini par lier la rétrocession des deux villes marocaines à la récupération de Gibraltar par l’Espagne.

Sommes-nous retournés à cette position ? Bien au-delà, la presse espagnole donne aux termes du message de Pedro Sanchez, la prétention de vouloir freiner les supposées velléités du Maroc sur les Iles Jaafarines (Chafarines pour l’Espagne). En tout cas, la visite de Pedro Sanchez à Sebta et Melilia au lendemain des nouvelles orientations espagnoles, n’est pas sans donner un sens à la terminologie de la missive espagnole et des lueurs de compréhension d’un compromis possible à ce sujet. Cette visite a eu certainement pour but de rassurer les autorités de ces deux enclaves tout comme la classe politique espagnole y compris dans les rangs de la majorité, sur les contreparties obtenues du Maroc grâce au nouveau cadrage des relations bilatérales tracé par la Lettre du 18 mars 2022. Ensuite et s’agissant de l’appel à s’abstenir « de prendre toute action unilatérale à l’avenir », il est clair que la tournure rappelle ce que l’Espagne avait reproché vigoureusement au Maroc lorsque notre pays a adopté en janvier 2020, deux lois par lesquelles il délimitait ses espaces maritimes. L’Espagne avait considéré l’initiative marocaine d’unilatérale, de nulle et non avenue.

Cette question pourrait certainement revenir en surface si le Maroc venait à entreprendre des actions visant l’exploitation biologique et non biologique de son espace maritime. Il va sans dire en y pensant, que le fameux Mont Tropic revient à l’esprit, tant ses supposées richesses peuvent susciter à l’avenir des remous dans les relations bilatérales. Il est donc pertinent de se demander si les déclarations réciproques des deux pays, ont valeur d’accord bilatéral, sachant que le communiqué du ministère marocain des affaires étrangères, de la coopération africaine et des marocains résidant à l’étranger, s’est contenté de réagir à la Lettre espagnole en termes de bons procédés soulignant que les termes du message espagnol «permettent d’envisager une feuille de route claire et ambitieuse afin d’inscrire, durablement, le partenariat bilatéral dans le cadre des bases et de paramètres nouveaux soulignés dans le discours royal du 20 août 2021 ». La partie n’est pas totalement gagnée. Une feuille de route est encore à tracer. Les forces politiques espagnoles ne sont pas toutes acquises aux nouvelles orientations du gouvernement et restent accrochées aux anciennes guirlandes de l’Espagne arrogante et dominante. Le Maroc devrait rester vigilant, continuer ses percées diplomatiques, tout en profitant de cette accalmie pour faire de l’évolution actuelle des relations maroco-espagnoles, un atout servant à percer la bulle faisant encore hésiter plusieurs pays à épouser la juste cause marocaine.

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