« Vous ne pourrez jamais traverser l’océan si vous n’avez pas le courage de perdre de vue le rivage ». Christophe Colomb.
Dans un article publié sur les colonnes du journal le Canard Libéré (La Marche bleue – édition du 30/11/2023), j’avais traité de la dimension du Maroc atlantique développée par le Souverain dans son allocution à l’occasion de la célébration du 48ème anniversaire de la Marche Verte. J’avais notamment attiré l’attention sur la manière avec laquelle la vision royale allait être mise en œuvre, en insistant sur l’adoption d’une approche globale et intégrée à la hauteur de la vision royale, en rupture totale avec la gestion cloisonnée appliquée jusqu’ici au secteur maritime national. Mais rien n’y fait, le ministère du Transport et de la Logistique vient de lancer en solitaire, une nouvelle étude pour le développement d’une flotte marchande marocaine, alors que l’on s’attendait que cette initiative soit l’apanage d’une stratégie gouvernementale réfléchie et coordonnée visant à donner corps aux orientations royales. Le gouvernement reste muet à ce sujet bien que plus de six mois se soient écoulés depuis l’allocution du Souverain.
Une démarche étriquée, une dimension ignorée
Une nouvelle étude, la quatrième du genre, pour éclairer les décideurs sur la stratégie à suivre afin de relancer la marine marchande marocaine, vient d’être confiée à un bureau d’études étranger. Un record pour un secteur qui se distingue par être celui qui a eu le plus recours à des études sans résultats probants menées par des cabinets privés, de surcroit étrangerw, pour un coût total exorbitant facturé à la communauté nationale. Pour rappel, la première étude avait été confiée en 1997 à un cabinet canadien dont les conclusions ont été ignorées, comme le furent d’ailleurs celles des deux autres études qui ont suivi respectivement en 2004 et en 2012. On ne connaîtra peut-être jamais les véritables raisons de leur rangement dans les rayons des archives poussiéreuses de l’Administration (Si elles existent encore). On ne comprendra pas non plus pourquoi avoir commandé et payé rubis sur ongle de tels travaux si leurs conclusions n’allaient pas être mises en œuvre ? La suite on la connaît: 26 années de perdues, une libéralisation hâtive du secteur, une navigation à l’estime et un cap vers l’abîme de la marine marchande marocaine. Il me semble que chaque ministre (voire le gouvernement) ayant découvert à sa nomination un secteur en difficulté, a préféré par précaution – peur de tomber dans l’erreur ou de mécontenter des lobbies- engager sa propre étude pour gagner du temps, se couvrir, accomplir paisiblement son mandat, avant de plier bagage au moment opportun, sans risques, mais surtout sans reddition des comptes.
Une fois de plus, le ministère chargé du transport persiste et signe. L’étude est bien lancée a récemment déclaré le ministre à un journal électronique local. Il souligne comme pour en faire un exploit, que le diagnostic du secteur se fera en trois semaines. Soit le ministre n’a pas pris la mesure de la lourde tâche qui lui incombe, soit il subit une pression quelconque pour activer un plan de développement de la flotte marchande nationale. Il sait pertinemment que le diagnostic dans une étude constitue le fondement qui détermine le reste des étapes, puisqu’il fait ressortir les données pertinentes à partir desquelles se construisent les scénarios et s’élaborent les axes stratégiques déclinés ensuite en mesures d’exécution. Il sait aussi, que quel que soit le bureau d’études, il ne fera que reprendre les idées des professionnels et des experts marocains (y compris ceux qui opèrent encore au sein des organismes publics ou semi-publics) pour les reproduire dans une terminologie truffée d’anglicisme dont l’outil informatique soigne bien la forme. Le procédé est bien connu et montre à quel point l’administration a malheureusement cette rare assuétude d’ignorer ses compétences, de les rendre invisibles et de les priver de motivation et d’une légitime mise en valeur. Résultat: l’administration se vide depuis quelques années de son intelligentsia pour permettre à celle-ci de prospérer auprès des cabinets de consulting au grand bonheur de ces derniers.
Mettre aussi en avant par le ministre l’intérêt des Émiratis à investir dans le secteur relève de la précipitation (alors que son étude n’a même pas démarré) et participe d’une vision étroite par rapport à une mission qui à mon sens ne relève pas du seul ressort de M. Abdejalil. Elle devrait normalement s’inscrire dans la dimension que le Souverain a voulu donner au Maroc Atlantique en vue de sa consécration avec la contribution de tous les intervenants publics et privés. Le secteur maritime ne se résume pas à une flotte de commerce.
En se lançant tout seul dans la mise en œuvre d’un segment de la vision royale, le ministre consacre l’approche sectorielle fragmentée, qui a toujours plombé plusieurs secteurs dans notre pays, ou du moins réduit sérieusement leur croissance dans l’absence d’une cohérence et d’une convergence des stratégies. La vision royale est pluridimensionnelle et nécessite de ce fait un cadre institutionnel de réflexion globale qui puisse d’abord définir une feuille de route immuable, à partir de laquelle peuvent être déclinés des plans d’action, dont la durabilité ne saurait être bouleversée par les remue-ménages politiques et les accointances partisanes.
M. Abdeljalil gagnerait doublement : recevoir l’appui institutionnel requis et agir dans le cadre d’une solidarité gouvernementale pleine et responsable devant le Souverain et vis à vis de la Communauté. Il est temps de passer au concret en confiant la tâche aux professionnels et aux experts dans le cadre d’une consultation élargie. On ne peut continuer à faire du sur-place en se limitant à débattre de la vision du Maroc Atlantique dans des colloques universitaires dont les éclairages, bien qu’intéressants, restent cantonnés dans des concepts intellectuels et théoriques.
Aller au concret
Trouvant dans les orientations royales l’espoir d’un renouveau de la marine marchande nationale, les professionnels et les experts maritimes ont vite entamé la réflexion sur les pistes de développement possible d’une flotte de commerce marocaine à l’occasion des journées organisées par la Chambre de commerce international (le 13 février 2024) et par le Collège des experts maritimes (le 18 avril 2024). Ces deux rencontres ont permis notamment de mettre le doigt sur les raisons profondes de la décadence d’un secteur stratégique et de prospecter les voies possibles d’une reprise en main graduelle de notre commerce maritime au moyen d’une flotte marchande nationale. Ces journées ont montré que nous avons des professionnels et des experts qui connaissent leur sujet et qui proposent des solutions concrètes et réalistes. Leur expérience et leur vécu professionnels feront gagner , à n’en point douter, beaucoup de temps aux décideurs, d’autant qu’ils ont formulé leur entière disposition à contribuer à toute réflexion relative au développement du transport maritime national. Les professionnels et les experts de ce secteur sont connus pour leur discrétion. Ils ne se bousculeront jamais afin d’occuper les premiers rangs pour s’exposer aux prises de vue des caméras de circonstance. C’est plutôt leur savoir-faire qu’ils voudront partager, avec la tutelle d’abord, dans le seul but de voir
leurs idées prises en compte et d’aider les décideurs à se prémunir des erreurs du passé. L’opportunité est là et fort heureusement la volonté politique tant réclamée est à présent bien affichée. Le Souverain l’a exprimée dans sa vision exposée dans son allocution du 6 novembre 2023. Le chantier relatif au développement de la marine marchande en est une composante essentielle. Quelle que soit l’approche pour le réaliser, la réponse à quelques questions préalables est déterminante:
– Quelle place réelle devrait avoir la marine marchande dans le cadre d’une vision maritime globale ?
– L’administration a-t-elle assez de compétences outillées pour prendre en charge la réalisation du chantier de développement du secteur des transports maritimes ?
– Le secteur privé pourrait-il compter sur des conditions juridiques, administratives, financières et humaines propices à lui assurer un retour sur investissement ?
– Jusqu’à quel niveau le point de vue des professionnels et des experts maritimes sera pris en compte dans la conception d’une feuille de route et dans quelle mesure leur implication dans sa mise en œuvre pourrait être envisagée ?
C’est un grand chantier qui attend le gouvernement. Sans approche à la mesure de la dimension de la Vision royale et privilégiant concertation et implication de toutes les parties prenantes, la tâche sera difficile, voire complexe. Mais comme dit un dicton anglais » Une mer calme, n’a jamais fait un habile marin « .