Bien qu’ils paient très cher leur package religieux, les pèlerins encadrés par le ministère des Habous et des Affaires islamiques sont les moins lotis de tous leurs « frères » des autres pays arabes et musulmans. Voici pourquoi. Enquête.
EDITORIAL : Réputation peu flatteuse (Par Abdellah Chankou)
Cela fait plusieurs années que les Marocains qui effectuent le pèlerinage sous la bannière du ministère des Habous et des Affaires islamiques se plaignent des mauvaises conditions de leur séjour spirituel (lire notre enquête). Mais leurs critiques récurrentes sont restées malheureusement lettre morte. Résultat: A chaque saison du pèlerinage, le même calvaire reprend de plus belle en raison de prestations qui laissent beaucoup à désirer. Sans aucune amélioration des services qui cristallisent le plus leur mécontentement, l’hébergement et la restauration, qui sont loin d’être à la hauteur des frais du pèlerinage qui se sont élevés en 2025 à 63.770 DH par personne. Avec une telle somme, on est en droit d’obtenir en retour un lit confortable et des repas corrects. Or, nos pèlerins n’ont ni l’un ni l’autre et sont d’autant plus frustrés et malheureux qu’ils constatent que leurs « frères » des autres pays arabes et musulmans sont mieux mieux logés et mieux nourris. Pourquoi pas nous ? s’interrogent-ils, tristes et résignés.
Devant cette différence de traitement qui a fait acquérir au Maroc dans les sphères du Hajj en terre sainte la réputation peu flatteuse de ne pas bien s’occuper de ses pèlerins, il y a de quoi développer un sentiment d’infériorité par rapport aux autres délégations. Or, nos pèlerins ne sont pas moins égaux que les pèlerins d’autres nationalités et rien ne justifie de les faire mal dormir et leur faire manger n’importe quoi sous prétexte que les prestations du Hajj sont onéreuses. Un argument qui ne tient pas debout. Pour tirer au clair cette affaire qui fait mal au cœur, une enquête officielle s’impose. Il est grand temps d’identifier les dysfonctionnements qui génèrent la médiocrité des prestations qui donnent aux pèlerins de Ahmed Taoufik le sentiment non seulement de ne pas en avoir pour leur argent mais d’être moins considérés. Il est tout aussi important de savoir si le ministère des Habous doit continuer à commercialiser- une exception dans le monde arabe-un produit qui relève exclusivement sous d’autres cieux du métier des agences de voyage. Certes, le pèlerinage est un voyage pénible, qui requiert beaucoup de résistance et de patience. Mais supporter stoïquement d’être mal transportés, mal logés et mal nourris ne fait pas partie des attributs de la foi! SM le Roi Mohammed VI appelle régulièrement les pèlerins marocains qu’il a toujours entouré de sa haute sollicitude à être de dignes ambassadeurs de leur pays lors du Hajj. Un message que les services du ministère des Habous ne semblent pas avoir bien saisi…
Ahmed Zoubaïr
Les pèlerinages se suivent et se ressemblent pour le gros des pèlerins marocains. Les conditions sont pénibles, voire catastrophiques, particulièrement pour les contingents gérés par le ministère des Habous et des Affaires islamiques. A chaque saison de Haj, ils sont confrontés aux mêmes problèmes liés aux services de transport, d’hébergement et de restauration. Autant de difficultés qui rendent l’accomplissement des rites du Hajj encore plus éprouvant. Une véritable galère, un grand supplice dont les images sont parfois postées sur les réseaux sociaux par certains pèlerins mécontents qui témoignent aussi de leurs désagréments une fois revenus au bercail. Cette année 2025 n’a pas dérogé à la règle. Les mêmes tracas ont été au rendez-vous notamment pour le rite de Mina où les pèlerins doivent passer trois nuits minimum. Dans cette vallée désertique, située à 5 km de la Mecque, il n’ y a pas d’hôtels, l’hébergement se déroule exclusivement sous les tentes pour les pèlerins du monde entier. Mais il y a tentes et tentes. Le haut standing et le bas de gamme. Les tentes avec des étoiles et les tentes zéro étoile. Les pèlerins marocains qui voyagent malheureusement avec le ministère des Habous et des Affaires islamiques sont logés, à chaque période du Hajj, par le département d’ Ahmed Taoufik, à la même enseigne, à savoir le camp le plus incommode de la zone pour ne pas dire le plus repoussant, comparativement aux camps des autres pays musulmans ( Émirats, Turquie, Malaisie…) qui offrent pour leurs ressortissants un bon niveau de confort avec les commodités nécessaires (douches, toilettes, literie climatisation).

A l’inverse, le campement marocain a les allures d’une prison où il est très difficile de circuler, dotée de lits superposés en métal, de matelas inconfortables et des installations communes (toilettes et douches) dans un état insalubre. Avec des températures excessives pouvant atteindre jusqu’à 50 degrés et en l’absence d’un dispositif de climatisation, les tentes deviennent une véritable fournaise. Avec tout ce que cette situation désagréable implique comme inconfort thermique et risque pour la santé surtout pour les personnes âgées. Et le gros des pèlerins sont justement des femmes et des hommes qui dépassent la soixantaine et leur infliger un tel martyre est scandaleux. « Je me suis senti mal, voire méprisé en rendant visite à un ami arabe dans le campement réservé à son pays », lâche un pèlerin marocain qui s’est dit impressionné par le niveau de confort des guitounes et la qualité de la nourriture. « Le menu sous forme de buffet est varié comportant des salades, des plats chauds et une gamme diversifiée de desserts », ajoute-il. Un luxe inaccessible pour les pèlerins marocains de Ahmed Taoufik qui doivent se contenter de «repas froids qu’un animal refuserait de manger. » Et notre interlocuteur frustré d’ajouter sur le ton de la dérision : « Si des prix devaient être remis aux différents campements de Mina, le nôtre mériterait sans conteste le prix du haut-le-cœur ». Et celui du coup de cœur, il reviendrait à quel pays ?
Commodités
Les prestations de mauvaise facture infligées aux « invités de Dieu » marocains bon an mal an appellent bien des questions. Et quelles questions ! Est-ce juste et honnête de faire payer 63.770 DH par pèlerin (le tarif du Hajj 2025 encadré par le ministère de tutelle) pour un package aussi rudimentaire et de piètre qualité alors que des pèlerins marocains ont déboursé 58.000 DH pour un forfait de meilleure facture en termes aussi bien de restauration que d’hébergement, incluant le vol aller-retour Casablanca-Jeddah proposé sur la plateforme saoudienne de réservation des forfaits pèlerinage en ligne ? Ce package comprend d’autres commodités comme un logement dans le quartier d’El Azizia nord qui offre l’avantage, contrairement à El Azizia sud où sont installés dans de mauvaises conditions les pèlerins marocains du ministère, de rejoindre rapidement son hôtel après l’accomplissement à Mina du rituel de la lapidation symbolique de Satan ( Ramy al-Jamarat lapidation des stèles ) pour prendre une douche et s’offrir un moment de repos. Autre facilité, un transport en train entre le mont Arafat et Mina pour un trajet (18 km) d’une vingtaine de minutes alors que les pèlerins marocains sont entassés dans des autocars dont les heures de départ sont souvent incertaines, occasionnant plusieurs heures d’attente. Bonjour l’exaspération !
Mais pourquoi les services en charge du Hajj au ministère des Habous et des Affaires islamiques choisissent pour leurs clients des prestations au rabais et de piètre qualité chèrement vendues par-dessus-le marché ? Pourquoi les pèlerins marocains sont condamnés en matière d’hébergement à dormir à Mina dans des lits superposés incommodes, dans des chambres d’hôtels quadruples à la Mecque et Médine et côté restauration à consommer des repas infects ? « Le pèlerinage se déroule à la carte avec des options allant du plus luxueux au bas de gamme, explique sous le couvert de l’anonymat un Mutawwif saoudien qui fait office de responsable de la gestion de la logistique, de l’hébergement, du transport, de la nourriture pour les pèlerins à la Mecque. La qualité du package est tributaire du budget consenti par les délégations de chaque pays. « Le ministère des Habous et des Affaires islamiques opte pour les prestations bas de gamme pour ses pèlerins », nous confie-t-il.
Voilà qui incite à s’interroger objectivement sur le coût réel du voyage dans son intégralité tout en donnant l’impression que ce pèlerinage au rabais-alors que les prix (63.770 DH par personne) ne sont pas donnés- masque des pratiques peu orthodoxes…Le Hajj serait-il au fond un gâteau qui fait saliver? Sinon comment expliquer le fait que le ministère des Habous et des Affaires islamiques monopolise un produit religieux qui doit en principe être géré totalement par les agences de voyages comme cela est le cas dans tous les pays arabes et musulmans ? Dans ce domaine, le Maroc est une exception qui étonne et détonne …Surtout que nous sommes en face d’un véritable monopole puisque le ministère s’accapare la part du lion : Sur un quota de la saison 2024-2025 de 34.000 pèlerins, 22.500 ont été pris en charge par le département des Habous contre 11.500 pèlerins encadrés par les agences de voyages, selon les chiffres livrés par le ministre Ahmed Taoufik lui-même lors d’une déclaration à la presse.
A quoi rime ce partage ? Que cache-t-il ? Pourquoi le ministère tient-il à jouer les agences de voyages sur un marché captif ? La démarche est-elle exclusivement religieuse et désintéressée ou masque-t-elle l’appât du gain ? Auquel cas, quelle est la marge de profit réalisée chaque année sur les voyages de foi aux dépens de milliers de pèlerins ? Sur ce point, le black-out est total, les Habous préférant communiquer plutôt sur la composition de la délégation officielle accompagnant leur « Houjjaj Al Kiram » dans la plus parfaite des langue de bois.
« Au total, 738 administrateurs, oulémas, médecins et professionnels des médias, dont 520 accompagnateurs et encadrants, seront au service des pèlerins », a indiqué M.Taoufik à l’occasion de sa sortie communication officielle. Sur le plan de l’encadrement, les choses laissent aussi à désirer, de l’avis de nombreux pèlerins, qui dénoncent souvent l’absence d’un accompagnement effectif sur place. Ce qui pose la question de la matérialité du travail des accompagnateurs sur le terrain. S’acquittent-ils réellement de la mission qui leur est assignée auprès des pèlerins ? « Tout au long de notre séjour, notre groupe n’a pas reçu la visite d’un seul médecin », nous confie un pèlerin d’un certain âge.
Insuffisances
Cette situation est-elle imputable à un manque du personnel soignant (médecins, infirmiers et administratifs ) composé de 82 membres seulement ou faut-il y voir un acte de négligence ? Le lundi 3 mai 2025, au siège de son département à Rabat, le ministre de la Santé et de la Protection sociale Amine Tahraoui a prononcé un discours de circonstance à l’occasion de la cérémonie officielle de réception de la délégation sanitaire chargée d’assurer la couverture médicale des pèlerins. « Vous avez été choisis pour faire partie de la délégation sanitaire afin d’avoir l’honneur de servir « les invités du Miséricordieux » parmi nos valeureux pèlerins. Votre tâche est d’accomplir le travail qui vous est confié avec dévouement, sincérité et abnégation, afin de préserver leur santé et veiller à leur bien-être physique et psychologique », a déclaré le ministre RNI. Belles paroles mais quid du bilan a posteriori de l’action de la délégation sanitaire? « Ce travail d’évaluation, pourtant très utile pour identifier les insuffisances et éventuellement les défaillances afin de les corriger, est inexistant », déplore un connaisseur des arcanes du pèlerinage et du tourisme. « Comme le ministère des Habous et des Affaires islamiques agit en tant qu’opérateur public intéressé dans le business du Hajj, il devrait objectivement se doter d’un centre de relation client (CRC) pour recueillir les critiques et les doléances de ses pèlerins », renchérit un vieux routier du tourisme. Agir pour améliorer le service rendu au client pèlerin ? Visiblement, on est loin de cette disposition d’esprit au ministère des Habous et des Affaires islamiques, où le souci premier des responsables est moins d’œuvrer pour l’amélioration de l’expérience client et garantir leur satisfaction que d’étouffer toute velléité de critiques des pèlerins embarrassante pour les responsable. Ils doivent dès lors subir et supporter au nom de l’on ne sait quelle considération tous les désagréments au cours de leur séjour religieux sans moufter.

Preuve, ce document franchement troublant sur lequel le Canard a mis la patte que les pèlerins qui voyagent sous la bannière du ministère de tutelle doivent renseigner, signer et légaliser. Il s’agit d’un engagement en 10 points portant l’emblème du ministère des Habous et des Affaires islamiques. Parmi les points déconcertants, celui de « respecter les modalités d’hébergement aussi bien à la Mecque qu’à Médine chambres quadruples)…ou se conformer au « programme du transport des pèlerins pour l’accomplissement des rites sacrés tout en faisant preuve de calme et de patience» (…).
En gros, il s’agit d’un mécanisme de censure qui vise à museler clairement les pèlerins tout en permettant à l’organisateur du voyage, le ministère des Habous et des Affaires islamiques en l’occurrence, de décliner toute responsabilité en relation avec le déroulement du pèlerinage et la qualité de service. Drôle de façon de traiter le touriste religieux. Plus déconcertant est le point n.10 consistant à « informer le ministère des Habous et des Affaires islamiques (division du Pèlerinage) avant le 1er avril 2025 en cas d’empêchement d’accomplir les rites du pèlerinage et de se dépêcher pour récupérer le passeport avant la délivrance du visa.» !
Transparence
Pourquoi le délai du 1er avril 2025 alors que le pèlerins marocains, obligés en plus de payer leurs frais de Haj 2025 entre le 2 et el 20 septembre 2024, soit neuf mois avant le début de la saison du pèlerinage auprès des agences de Barid Bank, ne se sont rendus en Arabie Saoudite qu’à partir du 26 mai ? Cette exigence, qui n’a rien d’anodin, appelle une autre question d’importance : que deviennent les visas des pèlerins qui se décommandent avant le 1er avril? Sont-ils annulés ou récupérés pour bénéficier à des candidats de pèlerinage de dernière minute qui n’ont pas eu la chance d’être tirés au sort? Jouissant d’une situation financière confortable, ceux-là sont légion et prêts à payer au prix fort le précieux sésame qui leur ouvrirait les portes du pèlerinage. Certains parlent de près de 2.000 pèlerins sélectionnés par le hasard et qui ont annulé leur pèlerinage pour diverses raisons…
Quid de leurs visas ? Force est de constater qu’un voile de mystère entoure le dossier du pèlerinage géré par le ministère des Habous. Celui-ci n’a jamais rendu de comptes sur sa gestion de l’un des plus importants piliers de l’islam qui constitue le rêve de tout musulman. Il est grand temps d’introduire, transparence oblige, des mécanismes de contrôle de l’argent des pèlerins, histoire de savoir si ces derniers en ont vraiment pour leur argent. Ce qui est loin d’être le cas. Beaucoup de Marocains font un gros sacrifice financier pour réaliser ce voyage spirituel, qui n’est pas donné à tout le monde, au moins une fois dans leur vie. Le devoir de transparence et de rigueur est sacré tout autant que le rite du pèlerinage.
Pas eau nette !
«Le Maroc est le seul pays arabo-musulman qui ne prends pas soin de ses pèlerins, révèle sous le couvert de l’anonymat un opérateur saoudien actif dans le secteur du pèlerinage sous le couvert de l’anonymat et qui connait bien le calvaire des pèlerins marocains encadrés par le ministre des Habous et des Affaires islamiques. A cet égard, il affirme que les responsables du département de Taoufik font tout pour obtenir des prestations gratuites comme les lits superposés à Mina. Pour faire de sacrées économies. Mais au profit de qui? Une association de bienfaisance? Notre interlocuteur cite une autre indélicatesse indigne dont sont victimes ces gens généralement naïfs et gentils de la part des encadrants du ministère. Ces derniers leur font payer 13 riyals saoudiens (soit près de 32 DH) le bidon de 5 litres d’eau de zemzem alors que ce produit est inclus dans les frais du pèlerinage payés par les 22.500 voyageurs. Sortez vos calculettes ! Pas eau nette !