Censé être le mois d’abstinence et de piété, le Ramadan a été transformé depuis longtemps, par nombre de jeûneurs, en mois de tous les excès, notamment alimentaires. Ce qui est antinomique avec les objectifs de ce mois sacré.
Laila Lamrani
Rachid, 24 ans, s’attable tranquillement. Sans gigoter. On dirait une statue. Son père, sa mère et sa sœur sont tout aussi figés. Tous dévorent le festin des yeux en attendant la rupture du jeûne. La délivrance. Le permis de se régaler après une longue journée d’abstinence. La table est toute garnie des mets les plus exquis et des boissons les plus délicieuses. Il y a de tout. Du Mlaoui farci au khlii au Msaman en passant par la Pastilla aux fruits de mer et l’incontournable chebakia. Les boissons, il y en a de toutes les saveurs, de toutes les formes et pour tous les goûts : jus divers, thé, café au lait et harira. Du sucré, du salé et du gras en guise de Ftour. Et en grandes quantités. Pourtant, ils ne sont que quatre. « A jeun, on des envies folles pour des tas de choses. Chacun y va de ses désirs. Alors pour satisfaire tout le monde, je prépare des plats variés selon le goût des uns et des autres. Certes, on ne va pas tout manger, mais chacun consomme ce qu’il aime», confie la mère de Kamal. Comme cette famille, ce sont des millions de Marocains qui adoptent le plein régime. De longues files d’attente devant les boulangeries, d’immenses foules dans les souks et d’interminables queues aux caisses des supermarchés. Une véritable fièvre acheteuse s’empare des Marocains. Ruée sur les denrées alimentaires. On achète tout… abondamment.
Incapables de consommer tout ce qu’ils servent à table, les Marocains – qui mangent d’abord comme on dit avec les yeux- deviennent pendant cette période les champions du gaspillage alimentaire inédit pourtant par la religion. Il n’y a qu’à jeter un coup d’œil aux poubelles qui débordent pour constater les quantités énormes de victuailles jetées essentiellement à base de farine. Un phénomène qui touche toutes les strates de la société y compris les moins nantis. A chaque mois de Ramadan, crise ou pas, inflation ou non, c’est toujours le même rituel. Trop de bouffe, trop de gaspillage. On mange n’importe quoi, n’importe comment. Sans modération. On y va à fond. On saute sur le buffet une fois le jeûne rompu. Généralement, les Marocains avalent le double, voire le triple de ce qu’ils mangent d’habitude, et ce en un laps de temps très court. Thérapie pour le corps grâce au jeûne qui agit comme un nettoyant, le ramadan se retrouve ainsi dévoyé par les excès et la surconsommation. Bonjour les dégâts de santé. Ces orgies alimentaires vont la plupart du temps de pair avec le gaspillage, chose que la religion musulmane interdit formellement.
Sans conteste, les Marocains se vantent de disposer d’une gastronomie extrêmement délectable, aux influences locales et régionales intimement liées à l’histoire et aux coutumes du pays et dont ils conservent jalousement les brevets de préparation. Cela justifie-t-il pour autant de faire de ce mois sacré un prétexte pour festoyer en communion comme en d’autres circonstances annuelles telle que la fête du sacrifice ? D’un point de vue religieux, le Ramadan est censé être orienté vers la nourriture spirituelle, dans le sens du rapprochement de l’homme de son créateur. Mois de l’abstinence et de l’endurance, il est supposé aussi être propice au partage avec les autres – pas sur les réseaux sociaux – tout en permettant au musulman de prendre le recul nécessaire pour une bonne auto-évaluation cultuelle. Côté santé, le jeûne a la réputation d’être une excellente thérapie ; en ce sens que la privation volontaire de nourriture du lever au coucher du soleil permet de nettoyer l’organisme des toxines et aux organes de digestion de se reposer. Une espèce de vidange salutaire, démontrée scientifiquement, qui favorise l’auto guérison et la régénération.
Privilégier la qualité
Gagner la mosquée, le ventre ballonné après un f’tour très copieux n’est guère de nature à favoriser la symbiose séraphique qui doit solennellement transcender un musulman durant sa prière de « l’Ichaâ » notamment, car celle-ci se prolonge chaque soir, en ce neuvième mois du calendrier de l’Hégire, par les fameuses prières des «Tarawih». Certains courants éclaireurs ont, à travers les âges, essayé de remédier à cette antinomie avec les percepts de base de la religion. Des écoles de pensée, à la portée ascétique et purificatrice, continuent à inciter les musulmans à faire du «Mois saint par excellence» une mise en condition pour une réflexion intérieure et une dévotion annihilant toute tentation de gourmandise. Force est de constater que ces doctrines mâtinées de sagesse, naguère présentées comme ésotériques car ne s’occupant guère des affaires du monde réel, trouvent tout leur sens durant le mois de Ramadan.
Il est scientifiquement avéré que le déphasage brusque que subit le système digestif lors d’un f’tour dérégulé et « à volonté » affecte tout le métabolisme humain. Pis encore, le surpoids dont de nombreuses personnes sont victimes après un mois de jeûne pourtant assidu ne cesse de donner du fil à retordre aux spécialistes de la nutrition. Selon les recommandations de l’Islam, il faudrait rompre le jeûne avec de l’eau ou du lait à température tiède pour réhydrater l’organisme, ensuite manger sucré afin de ravitailler le corps et lui donner rapidement de l’énergie. Ensuite, un bol de « harira », tout en se gardant du surplus, ne saurait porter préjudice au système digestif. Sans jamais perdre de vue que la qualité d’un f’tour, censé juste apaiser les sensations de soif et de faim, est liée à la qualité des aliments et non à leur quantité. Ce n’est que deux heures après la rupture du jeûne qu’il est préférable d’enchaîner avec un repas consistant, qui ne doit cependant être ni très gras ni très salé. Ensuite, une marche de 20 à 30 minutes, histoire d’améliorer la circulation sanguine, ferait grand bien au jeûneur, selon notre spécialiste.