Bombe dans le marché de l’art marocain

Younes Jraifi dans de mauvais draps.

Le club très fermé et opaque des collectionneurs de tableaux de maître vient d’être ébranlé après la chute d’un grand marchand de tableaux de l’informel. Enquête.

Dans les salons huppés de Casablanca et Rabat, on ne parle que de lui. Et de sa dernière affaire spectaculaire qui n’a pas révélé encore tous ses secrets. Lui, la nouvelle star du moment, c’est Younes Jraifi, ancien banquier qui s’est reconverti il y a une dizaine d’années  dans le business florissant de l’art où il a réussi en peu de temps à se faire un nom et beaucoup d’argent. Ce drôle d’oiseau d’une quarantaine d’années originaire de Khouribga n’a pourtant ni galerie ni brocanterie. C’est un marchand de tableaux de l’informel, bien introduit, qui opère  l’abri des regards et surtout du fisc en brassant des milliards…

Le début d’année démarre très  mal pour lui :  En guise de cadeau, il a eu droit à la visite impromptue des services de l’administration  des douanes qui ont perquisitionné trois appartements en sa possession à Casablanca, deux situés au quartier Racine et l’autre au Maarif, qui lui servent de lieux de stockage. Le pot aux roses découvert est impressionnant. Pas moins de 700 tableaux de valeur. Une grosse fortune se chiffrant à plusieurs centaines de millions de DH. Younes Jraifi est abasourdi. De quoi devenir fou. Des idées confuses se bousculent soudainement  dans sa tête. Le coup est tellement dur qu’il est susceptible de provoquer sa ruine et  sceller en même temps son sort judiciaire. Et puis, il y a l’ampleur de la fraude (fiscale et douanière) que cette monumentale découverte d’œuvres d’art non déclarées est supposée renfermer. Les investigations des limiers de la douane permettront à coup sûr de remonter jusqu’aux propriétaires et acheteurs  des tableaux pour le compte desquels il est en service commandé. Au cours de son inspection, la brigade de la douane est d’ailleurs  tombée  sur des documents et des factures de richissimes clients dont un promoteur immobilier et entrepreneur en travaux publics  à l’ascension fulgurante. Une véritable bombe.

Celui qui mène  grand train, grillant des cigares  à 6 000 DH  pièce, consomme du Cognac Remy Martin Louis  XIII et fréquente les fortunés et les nouveaux riches du pays épris d’art, se fait du coup tout petit. Il y a de quoi. Les limiers de la douane  ont été  mis sur la traces de  Younes Jraifi  par leurs homologues français intrigués par ce jeune fringant qui voulait proposer une dizaine de toiles de valeur à une  vente aux enchères dans une maison parisienne de renom.

Contrefaçon

A Paris, on soupçonne une opération louche en relation avec le crime organisé surtout que le promoteur du projet était incapable de produire des documents sur l’origine de ses œuvres. Younes Jraifi a péché certainement par excès de confiance. Mal lui en a pris. On ne passe pas impunément de l’ombre à la lumière. Du souterrain au grand jour. Les enquêteurs marocains n’ont eu aucun mal à identifier leur cible qui se trouve être une ancienne connaissance, pour avoir été mêlée à une histoire sulfureuse de vol, de recel et de falsification d’œuvres d’art qui avait éclaté il y a quelques années (article de Fahd Iraqi-Jeune Afrique février 2019). La victime est un grand magnat de l’immobilier et immense collectionneur d’œuvres d’art devant l’éternel. Notre milliardaire, qui s’est fait rouler dans la peinture par son homme de confiance, ne découvre l’escroquerie que fortuitement, à la faveur d’une grande occasion. Celle d’offrir en guise de cadeau de mariage au fils d’un ami un tableau de Gharbaoui qui compte  parmi l’un des peintres marocains les plus cotés (une huile sur toile sans titre lui appartenant a été vendue 7,9 millions de DH en 2015).

En s’apercevant de la supercherie, le richard a failli s’effondrer. Le tableau original a été remplacé par une reproduction en 3D ! Et c’est au toucher qu’il détecte  soudain la mystification. Le faux  a été imprimé  sur du papier lisse alors que le Gharbaoui était réputé pratiquer une peinture avec un léger relief. En passant au peigne fin  le reste de sa collection, il réalise, à son grand malheur,  que la contrefaçon concerne plus d’une dizaine de tableaux de plusieurs artistes marocains de renom. Un vrai désastre qu’il vivra mal trop longtemps.

Dénoncé aux enquêteurs par le voleur qui sera expédié à l’ombre, Younes Jraifi joue les naïfs en reconnaissant avoir acquis auprès de lui les tableaux volés de Saladi ou de Gharbaoui sans se douter qu’ils étaient subtilisés. A quel prix ? celui du marché, soit entre 30.000 et 40.000 DH, dit-il aux policiers. L’homme qui se présente et agit en expert avisé  du marché de l’art n’était-il pas censé savoir que les tableaux de maîtres du cru peuvent valoir 100 fois plus? Peut-on objectivement plaider la bonne foi dans une affaire pareille?

Fraudeurs de tout poil

Malgré la gravité des faits dont il s’est rendu coupable, notre marchand de l’art souterrain s’en tire à bon compte.  Ni condamnation. Ni prison. Il restitue juste une vingtaine de tableaux revendus a des collectionneurs marocains. « Si tant de clémence a de quoi étonner, elle est révélatrice des protections dont Younes Jraifi bénéficie de par la qualité de  ses fréquentations parmi lesquelles figurent des gens qui ont le bras long », croit savoir un fin connaisseur du milieu. Celui-ci décrit un marché opaque et soumis à  une spéculation intense et offrant, dans son volet toiles de valeur, un excellent canal d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent. En général, les manipulateurs d’ici et d’ailleurs,  des montagnes de cash , dont la provenance est souvent douteuse,  préfèrent cacher leur magot dans les œuvres d’art pour échapper au fisc. Liquide et incontrôlable, caractérisé par des évaluations subjectives de la valeur des œuvres d’art, ce commerce hautement juteux a de quoi attirer  les fraudeurs de tout poil. Et puis, sur ce marché  en mal de réglementation,  dominé  par le gré-à-gré et les ventes sous le manteau,  il y  a de tout, du vrai et du faux, en fait beaucoup  plus de copies que d’originaux en circulation. Facilitée par l’absence d’un organisme de certification des œuvres d’art, cette opacité, qui épouse les contours de la culture du secret locale, est exploitée par des profils comme Younes Jraifi qui opèrent dans l’underground.    

Alerté par les prix astronomiques des œuvres d’art sur le marché américain et la difficulté d’expliquer de façon rationnelle cette création de valeur stratosphérique, le quotidien USA Today a lancé il y a quelques années un pavé  dans la mare avec cette question explosive : «  L’art est-il devenu une entreprise criminelle»? Propulsé cœur d’une affaire qui a pris une dimension internationale, Younes Jraifi a tout loisir de méditer cette question qui en dit long sur son business  juteux mais périlleux. Fini le sentiment d’impunité. Avec ce scandale qui éclabousse du beau monde, il y a plusieurs ombres au tableau et de quoi amuser la galerie d’art.

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