« Le Maroc doit prendre exemple sur Israël « 

Saïd Abdelhakim dans son lieu de travail au CNRS.

Saïd Abdelhakim est un modèle de réussite du Maroc de l’émigration.  Un père travailleur chez Renault, une enfance  studieuse et épanouie  qui débouche sur un poste à la fois très en vue et hautement sensible  très sensible  au cœur  du  temple de la recherche française, le CNRS. Avec des mots simples mais sincères,  Saïd Abdelhakim  parle dans cet entretien de son travail et de son parcours en livrant quelques  pistes intéressantes pour que le Maroc mette avec succès  l’expertise et l’expérience de ses expatriés au service de son décollage économique et technologique.

Le Canard Libéré : En quoi consiste votre travail au sein du CNRS ? Parlez- nous un peu de vous et de votre parcours…

Je suis Saïd Abdelhakim, ingénieur de recherche au sein du Centre national de la recherche scientifique, plus connu sous son sigle CNRS. Il s’agit du plus grand organisme public français de recherche scientifique. La raison d’être du CNRS est de mener des recherches fondamentales au service de la société dans tous les champs de la connaissance. Le CNRS est composé de plusieurs instituts, le laboratoire dans lequel je travaille, est le laboratoire de physique des deux infinis Irène Joliot-Curie (IJC Lab) situé à Orsay, sur le campus de l’université Paris-Saclay où je suis responsable de l’infrastructure de recherche ALTO (Accélérateur Linéaire et Tandem d’Orsay).

La plateforme de recherche ALTO regroupe deux accélérateurs uniques en France : un accélérateur électrostatique type Tandem de 15 MV permettant d’accélérer des faisceaux stables du proton aux agrégats, et un accélérateur linéaire d’électrons pour la production de faisceaux radioactifs par photofission. A ces machines sont associées une grande variété de dispositifs expérimentaux sur 10 lignes de physique. La diversité des faisceaux produits permet d’effectuer des études de physique nucléaire, d’astrophysique et pluridisciplinaire. Les accélérateurs fonctionnent 4000 h par an, pour 30 expériences par an. ALTO accueille des équipes représentant 250 chercheurs de tous horizons, et fonctionne 24h/24 et 7j/7.

Quelle  est la valeur ajoutée  de Alto dans l’écosystème  nucléaire français  ?  

ALTO possède des spécificités uniques : elle met à disposition des faisceaux énergétiques rares tels que 3He (Hélium 3) et 14C (Carbone 14), ce qui est unique en France. Alto est également la seule installation au monde délivrant des faisceaux riches en neutrons à basse énergie issus de la photofission de l’uranium. Je gère l’ensemble des activités de cette plateforme où je suis responsable du projet Space ALTO, dont l’objectif est d’offrir aux industriels de l’avionique, de l’aérospatial, du spatial, et aux organismes de recherche des moyens et des solutions techniques et scientifiques pour les études, les tests et les simulations sur les effets des radiations sur les systèmes électroniques et les matériaux. C’est un projet très important pour la filière spatiale française et européenne.

Avez-vous vécu au Maroc  avant de vous installer en France ?

Mon parcours est classique, j’ai grandi en France depuis l’âge de 7 ans. Je suis fils d’ouvrier, mon père travaillait chez Renault. J’ai suivi ma scolarité et mes études au sein des écoles de la république et d’universités françaises. A l’issue de mes études, j’ai travaillé dans un premier temps chez Philips, puis chez Vivendi. Ensuite, j’ai été recruté au sein du CNRS sur concours.

Le Maroc a du mal à garder ses talents et ses compétences qui cèdent aux sirènes de l’expatriation. En tant que Marocain né et vivant en France, cette situation vous interpelle-t-elle?

Evidemment, qu’elle m’interpelle, c’est une situation préjudiciable pour le Maroc, ces jeunes  talentueux sont formés au Maroc et au final ils préfèrent partir aux USA, au Canada et en Europe.  

Cette émigration des talents qui prend de l’ampleur chaque année est préjudiciable pour le pays. Elle est synonyme de perte de potentiel, de déficit de créations d’entreprises et de manque à gagner en termes de richesse pour le pays.

Quelle est la solution à votre avis pour sinon  stopper le phénomène du moins  en réduire l’intensité?

Le Maroc ne peut pas être uniquement un grand agrégat d’unités de productions pour les multinationales pour des raisons de compétitivité notamment salariale de sa main d’œuvre. Ces groupes dont l’unique objectif est de gagner à chaque fois plus en réduisant leurs facteurs de production, trouveront toujours un pays émergent et surtout moins disant socialement.  

C’est pour cela que le Maroc doit construire sa propre industrie et pour cela il a besoin de grandes universités, de grandes écoles et des organismes de recherche.

Sa force c’est sa jeunesse, celle-ci est très recherchée dans les pays occidentaux, les jeunes marocaines et marocains n’ont pas de difficultés à y trouver de l’emploi.

Ces dernières années, j’ai beaucoup voyagé au Maroc, à cause d’un problème de spoliation foncière dont nous avons été victimes à Settat. Lors de ces nombreux déplacements, j’ai eu l’occasion de rencontrer et de discuter  avec des étudiantes et étudiants marocains. J’ai constaté qu’une grande partie de mes interlocuteurs  ne souhaitent pas rentrer au Maroc, estimant qu’ils n’ont pas d’avenir chez eux.

Après la fin de leurs études, ils font  pour la plupart le choix rester dans les pays d’accueil  où ils imaginent un avenir meilleur grâce notamment à un marché de l’emploi attractif et des perspectives  de carrière intéressantes. Cet exode, dont le Maroc est victime, est dû aux vieillissements des populations dans les pays industrialisés.

Le Maroc va être confronté, dans les prochaines années, à une terrible concurrence, la fuite des talents va fortement s’accentuer si des mesures ne sont pas prises pour endiguer cette fuite de cerveaux.    

Qu’est-ce qu’il faut entreprendre pour que le Maroc arrête cette grande hémorragie qui touche divers secteurs notamment la médecine, l’informatique et devienne attrayant pour ses compétences dont il a grandement besoin pour se développer ?

Je crois que la citation de Lénine «Là où il y a une volonté, il y a un chemin » s’applique parfaitement à ce phénomène. II faut une véritable volonté politique pour arrêter les dégâts. Comme je l’ai dit, le Maroc va devoir faire face à une accélération du rythme d’expatriation de ses étudiants et des personnes très qualifiées, encouragée par le phénomène du vieillissement de la société européenne.

D’où la nécessité d’un débat politique sur tous les défis sociétaux, économiques, démographiques qui se posent au Maroc tout en communiquant sur les opportunités qu’offre le Maroc a sa jeunesse instruite. Il faut une stratégie plus globale  et ambitieuse pour renverser la vapeur  et une vision à long terme pour développer l’attractivité du pays.

Pensez-vous que les Marocains qui ont réussi à l’étranger peuvent contribuer au développement de leur pays d’origine malgré les contraintes et autres particularités liées à l’environnement global au Maroc ?

Pour moi, il y a un exemple et il s’appelle Israël. Le Maroc partage avec ce pays la force et la diversité de sa diaspora.  L’État hébreu est devenu en quelques décennies, un pays économiquement solide, avec une forte croissance, malgré un environnement de guerre. Aujourd’hui, Israël,  baptisé « Start-up nation », compte un écosystème comparable à celui de la Silicon Valley.  

C’est Silicon Wadi. Les grandes entreprises du high-tech  s’y installent. Apple, Google, Microsoft, Facebook et Amazon. Résultat : Israël compte  aujourd’hui parmi les nations qui contribuent  de manière significative  aux progrès scientifiques et aux innovations. Israël a réussi grâce à sa diaspora et le Maroc connaitra la même réussite s’il  en prend de la graine  en faisant  appel à sa diaspora. Celle-ci est multiple et diverse, active aux quatre coins du monde dans des secteurs pointus. Les Marocains du monde représentent une véritable valeur ajoutée et ils  le montent  dans les pays de résidence où ils ont atteint les postes en vue dans bien des multinationales. C’est une chance et une force pour le Maroc, il faut juste créer les conditions d’émergence  d’une Silicon Valley marocaine en mettant en place un cadre juridique et administratif  adéquat.

Quels sont de votre point de vue d’expert scientifique les secteurs où le Maroc peut s’appuyer sur sa diaspora pour réaliser le décollage économique tant attendu ?

Dans tous les domaines, car les personnes qui composent la diaspora travaillent et excellent dans le monde entier. Ils occupent des postes très importants dans tous les secteurs d’activités, surtout dans les grands organismes et entreprises. Le secret de leur réussite réside dans  le fait qu’ils ont hérité de leurs parents les valeurs de travail, d’adaptabilité de respect du pays d’accueil. Cette diaspora est une force inestimable qui peut apporter des compétences et du savoir-faire et faire gagner du temps, beaucoup de temps au Maroc. Le décollage économique du Maroc peut venir de sa diaspora à condition de lui offrir sur place les conditions adéquates. L’épopée des Lions de l’Atlas lors de la Coupe du monde du Qatar, on peut à mon avis la rééditer dans bien des secteurs à haute valeur ajoutée.

Dans son discours à l’occasion de la Révolution du Roi et du Peuple du 20 août 2022, le souverain a lancé un appel pour associer les MRE dans le processus de développement du pays. En ce qui vous concerne, êtes-vous disposé à faire profiter votre pays d’origine de votre expérience précieuse dans le nucléaire et comment ?

Sa Majesté a très bien compris le rôle majeur que peut jouer la diaspora dans le développement du pays. Le discours du souverain est clair et c’est une mission pour le gouvernement à mon sens. La volonté royale doit être soutenue et surtout concrétisée à tous les niveaux en faisant sauter les verrous qui freinent l’accomplissement du grand dessin royal.

C’est connu, les MRE sont viscéralement attachés à leur pays et il n’y a pas un seul parmi eux qui refuserait de contribuer à la prospérité  du pays de ses parents ou de ses ancêtres. Les MRE  peuvent aussi contribuer  à résoudre les problèmes avec les  pays d’accueil et consolider les liens  d’amitié, d’entente et de paix.

A cet effet, je tiens aussi à dire que suis très redevable et reconnaissant à la France, pays qui a accueilli mes parents, et qui m’a permis d’effectuer des études et d’accéder à un poste de responsabilité au sein d’un prestigieux organisme de recherche (CNRS).

Existe-t-il des freins objectifs qui empêchent la diaspora marocaine de rentrer en masse au Maroc pour investir dans leur pays dans des secteurs à haute valeur ajoutée et le faire bénéficier de son expertise dans des domaines pointus ?

Il y a de nombreuses difficultés et pour les décrire je vais citer mon propre cas. Celui-ci est typique, et résume bien la situation générale. En 2018, nous avons été victimes d’une spoliation : une mafia a tenté de s’accaparer notre terre héritée de notre père. Cette terre est située dans la province de Settat,  Mzamza du Sud. Ces personnes actives au sein d’une association de malfaiteurs ont fait main basse sur notre  patrimoine par la violence, l’intimidation et la production de faux et usage de faux. J’ai bataillé pendant quatre ans, j’ai effectué 56 vols aller/retour, j’ai dépensé une somme astronomique pour récupérer notre terre. J’ai gagné dans la douleur et la souffrance. Actuellement, je suis toujours en procès contre cette mafia, qui maîtrise parfaitement les rouages de la justice, pour faire enliser les procédures judiciaires en pariant sur l’épuisement financier et moral de leurs victimes.  Malheureusement dans plus 95%, ils atteignent leurs objectifs.

Ce terrible problème m’a fait découvrir toutes les difficultés que peuvent rencontrer les MRE, administratifs, judiciaires et linguistiques dans leur pays d’origine.

J’avais une réelle volonté d’investir  au Maroc, mais je ne vous cache pas que je nourris désormais  une forte appréhension à l’idée d’être à nouveau confronté à un tracas  judiciaire, qui va impliquer des procédures longues et coûteuses. Mes  craintes sont partagées par une bonne partie de la   communauté MRE qui pensent  qu’investir au Maroc est un acte à très haut risque.

Pour rétablir la confiance, il faut une justice impitoyable avec les malfrats, une justice qui prend  des sanctions dissuasives et des lois qui protègent les biens et les investissements des MRE. Il convient aussi  d’associer les MRE aux discussions sur l’amélioration   des  démarches administratives et juridiques. Ils sont en capacité d’expliquer leurs problèmes et d’aider à apporter des solutions. Dans ce domaine, il serait utile de créer un bureau d’aide aux victimes vu que certains MRE ne maîtrisent pas la langue du pays, et ne sont pas toujours au fait des procédures juridiques.  En mot, Il faut des gestes forts pour rétablir la confiance, et cela passe par des actes tels que la condamnation des réseaux mafieux comme celui de Settat.

Traduire / Translate