Enseignant-chercheur, directeur du groupe de Recherche en Géopolitique et Géoéconomie de l’ESCA, Nabil Adel commente dans cet entretien les principales caractéristiques de l’année qui s’achève tout en esquissant les contours de celle qui vient.
Le Canard Libéré : L’année 2022 est-elle pour vous une année à oublier et pourquoi ?
Nabil Abdel : A l’exclusion de l’épopée historique des Lions de l’Atlas lors de la coupe du monde au Qatar, il est vrai que 2022 ne restera pas dans les annales comme une année de réformes fortes et courageuses en ligne avec les ambitions du nouveau modèle de développement.
Alors que l’exécutif composé de trois partis uniquement, disposant de tous les leviers de pouvoir et ayant une majorité confortable tant au niveau législatif que le local, des changements radicaux dans domaines vitaux peinent à émerger. Tout se passe comme si ce gouvernement se contentait d’un service minimum avec des avancées certes positives, mais très lentes et qui ne vont pas suffisamment loin.
Sur le plan intérieur, le gouvernement a quand même buté sur une série de problèmes et de contraintes exogènes enfantées par la guerre en Ukraine qui a tout fait flamber. Pensez-vous que le Maroc s’en est bien sorti, compte tenu de cette conjoncture complexe et compliquée ?
Ces problèmes géopolitiques ne sont pas propres au Maroc, le monde entier les subit quoiqu’à des degrés divers , et il est sain de rappeler que notre pays fait partie de ceux qui en souffrent le moins. En effet, notre mix énergétique, nos fournisseurs et notre position équilibrée dans ce conflit nous épargnent bien des désagréments que subissent d’autres qui payent un triple tribut : leur dépendance forte au gaz russe et leur opposition frontale à l’invasion de l’Ukraine ainsi que leur participation active aux sanctions contre le régime de Poutine. Pour répondre plus spécifiquement à votre question, je trouve que le gouvernement n’a malheureusement pas su tirer profit des atouts dont dispose le royaume pour limiter au maximum les dégâts causés par cette crise qui ouvre paradoxalement moult opportunités pour nous. En effet, l’instabilité géopolitique en Europe de l’Est offre de réelles possibilités d’attraction d’investissements internationaux initialement destinés à ces pays. De même, nous n’avons pas su tirer profit de l’isolement de la Russie et de nos capacités infrastructurelles pour négocier un repli de celle-ci sur notre pays à plusieurs niveaux (export, investissements, tourisme, etc.)
L’inflation qui frôle les 10% au Maroc, a eu comme conséquence d’éroder davantage le pouvoir d’achat de la population du fait du renchérissement du coût de la vie. Yavait-il moyen d’actionner d’autres leviers que celui de la subvention du carburant des transporteurs pour protéger les couches les plus vulnérables ?
Les subventions du carburant peuvent résoudre le problème de déséquilibre entre l’offre et la demande sur le marché de la distribution des hydrocarbures qui se traduit par une hausse des prix, elles ne sont toutefois pas de nature à venir à bout de cette inflation galopante.
Celle-ci est l’expression d’un déséquilibre macroéconomique plus global, nécessitant des mesures relevant de la politique monétaire et budgétaire.
– Côte politique monétaire, il faut assécher autant que faire se peut toutes les liquidités injectées dans l’économie depuis plusieurs années et particulièrement pendant la Covid-19. La masse monétaire a augmenté beaucoup plus rapidement que le rythme de production, ce qui a provoqué cette inflation. A ce titre, la décision prise par BAM de relever le taux directeur à 2% est judicieuse, même si elle est tardive. D’autres hausses peuvent s’avérer nécessaires.
– Pour ce qui est de la politique budgétaire, le gouvernement doit maîtriser le déficit budgétaire qui est, rappelons-le, un fort accélérateur de l’inflation, surtout s’il résulte d’une hausse des dépenses publiques qui vient alimenter la demande globale et donc alimenter davantage la hausse générale des prix.
De fait de carburant, cette crise sans précédent a montré la grande dépendance du Maroc aux énergies fossiles, gaz et pétrole, dont il n’est pas producteur. Ce qui s’est traduit par une flambée au-delà du raisonnable des prix à la pompe qui a provoqué la colère du consommateur. Quelles leçons devons-nous tirer de ce dossier socialement et politiquement brûlant ?
La réalité de notre dépendance aux énergies fossiles est là et personne ne peut la voiler. Des efforts louables en matière de diversification de nos sources d’énergie sont en trais d’être entreprises. Elles porteront certainement leurs fruits, mais à moyen terme. C’est une donnée structurelle, n’étant pas un producteur, ce que les Marocains peuvent comprendre. Après tout, à l’impossible nul n’est tenu.
En revanche, ce qui alimente leur colère ou du moins leur incompréhension, est le fait que la répercussion des cours internationaux sur les tarifs à la pompe emprunte souvent une seule voie, à savoir la hausse. Quand il s’agit de baisse, ce ne sont pas les arguments qui manquent pour en retarder l’application. Ce qui cache un dysfonctionnement des mécanismes de la concurrence sur ce marché, sur lequel le conseil de la concurrence gagnerait à se pencher un peu plus. Imposer une taxe sur les surprofits des opérateurs du secteur ne résoudra pas le problème du citoyen à la pompe. Bien au contraire, il peut l’aggraver s’ils décident de répercuter cette taxe sur les prix de vente.
Un autre problème et non des moindres, la sécheresse et le stress hydrique, sont venus compliquer la donne. Le dessalement d’eau de mer, privilégié par les responsables pour pallier la rareté de l’eau, représente-elle la seule bonne option?
Je ne suis pas spécialiste du sujet et je préfère m’en remettre à la décision des responsables. En revanche, ce que je regrette, c’est l’absence de mesures drastiques de lutte contre les gaspillages dans l’utilisation de cette ressource vitale dans certaines cultures et certaines industries. A mon humble avis, des efforts dans la rationalisation de la demande doivent accompagner ceux entrepris dans la résolution des problèmes de l’offre.
La Loi de Finances 2023 a charrié bien des mécontentements corporatistes du fait de l’instauration de la retenue à la source pour les professions libérales. Êtes-vous de ceux qui pensent que les corporations concernées avaientraison de contester le bien-fondé de ce dispositif fiscal ?
Pas du tout. Les chiffres sont là et ils sont têtus. Quand on sait que dans beaucoup de professions, les pratiquants ne sont même déclarés fiscalement, on comprend que le problème dépasse quelques ajustements fiscaux, pouvant faire objet de discussions et de négociations. Il s’agit de l’attitude de ces professions vis-à-vis de l’impôt qu’ils payent très peu ou pas du tout, chiffres à l’appui.
Comment accepter que certains professionnels continuent à faire partie des associations qui les représentent et qui octroient le droit d’exercer, quand ils ne sont même pas tenus de leur fournir annuellement les attestations de régularité fiscale et sociale ?
L’enjeu dépasse le simple mode de collecte de l’impôt (retenu à la source, déclaration ou rôle), il touche le cœur du rapport de certaines professions à la citoyenneté ; celle-ci s’incarne d’abord dans le paiement de ses impôts. On peut comprendre que ces associations défendent les droits de leurs adhérents qui ont, in fine, le pouvoir de choisir leurs représentants. Mais il est important de rappeler que les droits d’une corporation, aussi nobles soient-ils, ne peuvent en aucun cas être supérieurs à ses devoirs vis-à-vis du pays.
Dans le domaine crucial de l’éducation où le Maroc cumule les déficits et les retards, tient-on enfin le bout avec la réforme annoncée par le ministre de tutelle Chakib Benmoussa ?
Le Maroc entame la énième réforme dans ce domaine et comme ceux qui l’ont précédé, M. Benmoussa a dû produire la sienne et dont on peut imaginer la fortune. Car à l’instar des autres réformes, elle occulte les sujets de fond qui fâchent et qui nécessitent du caractère et du courage plus que de la brillance intellectuelle dont est capable n’importe quel cabinet de conseil. Je prends à titre d’exemple la catastrophe de l’enseignement des matières scientifiques en français et qui laisse sur le carreau chaque année des dizaines de milliers d’élèves dont le niveau académique régresse, car ils ne comprennent pas la langue utilisée dans les explications. A tel point que les enseignants sont obligés d’expliquer le cours et les concepts en arabe et laisser uniquement la terminologie en français. Pourquoi cette situation ubuesque ? La réponse est à chercher du côté du lobby qui tire profit de ce dividende linguistique. Alors que dans tous les pays du monde, maîtriser une autre langue que la sienne est un « plus », chez nous, ne pas maîtriser une langue qui n’est pas la nôtre, est un facteur d’exclusion du savoir et de l’emploi.
Reconnaître l’échec d’une telle décision nécessite du courage pour affronter ceux qui en sont à l’origine (le lobby des écoles privées dont l’enseignement en bon français est leur fonds de commerce) et non organiser une nouvelle fuite en avant en voulant enseigner ces mêmes matières en anglais, et ce, dès le primaire et le secondaire. Ce qui sera, on peut l’affirmer sans risque, une catastrophe sans nom, en l’absence du personnel enseignant qualifié. Au lieu de concentrer l’effort de l’enseignant sur la pédagogie, on lui ajoute une contrainte linguistique additionnelle, dont il n’avait vraiment pas besoin.
Le Maroc continue à enregistrer des taux de croissance anémique alors qu’il est confronté à des défis énormes et croissants dans bien des domaines. Qu’est-ce qu’il faut faire pour réaliser une croissance à deux chiffres ?
Le problème du Maroc n’est pas tant la faible croissance de la production nationale que la volatilité de celle-ci, en raison de l’importance de l’agriculture dans la structure de notre économie. Tant que nous ne nous serons pas affranchis de cette contrainte, nous continuerons à récolter des résultats économiques très faibles par rapport au potentiel économique du pays. Une croissance à deux chiffres paraît extrêmement difficile à atteindre compte tenu de notre point de départ (entre 3,5% et 4,5%). En revanche, passer à un palier de 5,5% à 6,5% est tout à fait envisageable, même si cela reste fort ambitieux. Pour ce faire, le Maroc doit se focaliser sur la promotion d’autres industries dynamiques à l’export à l’instar de l’automobile et de l’aéronautique, en lançant une nouvelle génération de métiers mondiaux du Maroc. Dans l’agriculture, le Maroc doit augmenter considérablement les taux de valorisation des produits exportés qui demeurent aujourd’hui à l’état primaire. C’est à notre portée aussi bien d’un point de vue technologique qu’industrielle, il faut juste mettre en place l’accompagnement institutionnel nécessaire. Dans le tourisme, les prouesses de l’équipe nationale pendant cette coupe du Maroc ont permis au Maroc de s’offrir un coup de pub gratuit de portée internationale qui aura certainement des effets bénéfiques sur de nombreux secteurs, notamment le tourisme. La grande question est de savoir si nous disposons des infrastructures de classe internationale que requiert l’accueil de centaines de milliers de touristes supplémentaires qui déferleront sur le pays.
Quel regard portez-vous sur la nouvelle année 2023. Pensez-vous qu’elle sera meilleure que la précédente en interne et à l’international?
L’année 2023 sera ce que nous avons entrepris en 2022 pour la préparer. Encore une fois, ce que fait le Maroc dans plusieurs domaines est admirable à bien des égards, mais force est de constater que notre pays ne profite pas pleinement de ses atouts (stabilité politique, position géographique, richesse historique, avantage démographique et opportunités géopolitiques) pour aller encore plus vite et surtout plus loin.