Cible d’une plainte pour soupçons d’irrégularités et autres pratiques frauduleuses, la commande publique d’environ 2 milliards de DH portant sur les équipements et les divers produits du Covid fait enfin l’objet d’une enquête de la BNPJ. Explications.
L’heure des comptes a-t-elle sonné pour les faramineux marchés de la période du covid-19 sur lesquels pèsent de lourds soupçons de gabegie financière, de corruption et de népotisme ? Le démarrage des auditions par la BNPJ des protagonistes de cette affaire le laisse croire. Les premiers à être entendus sont les témoins constitués principalement des membres de l’association marocaine de protection des biens publics (AMPBP) qui avait saisi la justice en 2021 en lui remettant un rapport circonstancié sur les irrégularités supposées ayant entaché les procédures de passation des marchés. L’AMPBP n’était pas la seule à se tourner vers le parquet au sujet d’une affaire aux allures de scandale où elle met en cause le ministre, une brochette de cadres du département de tutelle et une soixantaine d’entreprises. Deux autres instances, l’association marocaine des droits de l’homme (AMDH) et Transparency Maroc avaient également initié une procédure conjointe auprès du ministère public.
Marchés
La démarche de ces associations s’est appuyée essentiellement sur les conclusions d’une mission parlementaire exploratoire, lancée en septembre 2020. Celle-ci a soumis au scanner les marchés publics passés de gré à gré par le ministère de la santé dans la foulée de l’apparition des premiers cas de coronavirus au Maroc en mars 2020. Les fuites en juillet 2021 de certains éléments accablants dans la presse, notamment la signature de contrats d’acquisition avec 45 sociétés jugées « non qualifiées » ont fait réagir vigoureusement le ministère de la Santé. Tout en pointant via un communiqué les lacunes de la version publiée dans les médias ainsi que son caractère provisoire , il a affirmé que les entreprises choisies pour la fourniture des équipements et autres produits covid « sont homologuées » et que « tous les équipements médicaux ont été enregistrés en conformité avec la loi 84-12 ». C’est ce que la justice va tenter de savoir en convoquant après leur interrogatoire par la BNPJ une vingtaine de responsables au ministère de tutelle dont le secrétaire général et l’ex-patronne de la direction du médicament et de la pharmacie (DMP) qui a démissionné de son poste en octobre 2022 dans des circonstances troublantes (sous son mandat, la DMP était victime de pannes mystérieuses à répétition de son système d’information). Tous les marchés mis en cause ont ceci de particulier qu’ils n’ont pas fait l’objet d’appels d’offres ; ils ont été attribués de gré à gré dans le cadre de la procédure d’urgence imposée par le caractère de force majeure que revêt la crise sanitaire. Pour faire face à l’épidémie et limiter sa propagation, le gouvernement a dû assouplir les règles en matière de commande publique. Mais ce régime dérogatoire, instauré par un décret en date du 17 mars 2020 pour apporter une réponse rapide et efficace aux défis posés par la pandémie en termes d’acquisition du matériel et des équipements sanitaires appropriés (masques, kits PCR, gel, kits d’écouvillons, concentrateurs d’oxygène et autres produits de laboratoire), ne devait pas empêcher la transparence et la concurrence saine. Ces dernières ont été sacrifiées, à en croire les enquêteurs de la mission parlementaire qui ont débusqué des vertes et des pas mûres, dans un bon paquet des 333 marchés en question financés à hauteur de 1 milliard de DH sur les deniers du Fonds spécial Covid et 900 millions de DH par l’Agence marocaine de la coopération internationale (AMCI). Au-delà du jeu de surfacturation habituel, les grosses irrégularités concerneraient surtout l’octroi de marchés faramineux à une dizaine d’entreprises complètement étrangères aux secteurs médical et biomédical ! C’est le cas de cette enseigne de restauration dont l’offre a été curieusement acceptée et d’une autre de travaux divers, fraîchement créée, à Tamesna dont le jeune patron, âgé de 22 ans, a décroché un marché de plusieurs dizaines de millions de DH. Dans le lot figure même une société de Mohammedia spécialisée dans l’archivage et une autre de Salé du nom de Houssa Froid d’un capital de 10.000 DH qui comme son nom l’indique opère dans la climatisation et le chauffage ! A croire qu’une autre épidémie de fraude s’est abattue sur le business public du coronavirus ! Nombre d’heureux élus ont obtenu, selon les députés-enquêteurs, leur part du gâteau alors qu’ils ne sont ni dûment enregistrés auprès du ministère de la Santé ni justifiant de références solides en matière du biomédical professionnel. Certaines entreprises opérant dans la filière textile ont été également invitées au festin pour fabriquer des bavettes bas de gamme qu’un certain Moulay Hafid Elalamy avait présentées, au plus fort du coronavirus, comme des masques de protection de qualité… Fait pour le moins surprenant, Khalid Aït Taleb ne s’est pas montré coopératif avec les membres de la commission d’enquête parlementaire. S’estimant sans doute au-dessus du questionnement politique, celui qui se croit définitivement protégé par ses mentors de l’ombre a non seulement refusé de répondre aux convocations de la mission parlementaire dans un mépris manifeste de l’action parlementaire mais il leur a refusé l’accès aux documents relatifs aux marchés jugés douteux. Les esprits tordus ne manqueront pas de voir dans les agissements de l’ex-directeur du CHU de Fès une tentative de saboter le travail de la mission d’investigation. Le Aït Taleb, à la tête depuis 2019 d’un département réputé pour être gangréné jusqu’à la moelle par la corruption favorisée par des réseaux de complicités en interne, a sans doute des choses à raconter aux enquêteurs. Et certainement pas à doses homéopathiques.
Tout pour Masterlab
Parmi les scandales retentissants du Covid, il y a lieu de citer le marché relatif à l’acquisition par le ministère de la Santé pour la bagatelle de 212 millions de DH de quelque 2 millions de tests sérologiques de la marque américaine Abott avec, tenez-vous bien , une date de péremption ne dépassant pas 2 mois! L’heureux adjudicataire a pour nom Masterlab, une SARL très chanceuse qui truste avec son réseau d’enseignes le marché national du diagnostic biologique en représentant la majorité des fournisseurs étrangers . Outre Abott, les cartes Bio-Rad, Diagast, Diasorin…Le dopage par le monopole… En plus de la surfacturation de leurs prix ( en France il a été acheté pour moitié prix par un laboratoire privé auprès du même laboratoire US), ces tests sérologiques presque périmés, dont la majorité a été jetée, ont juste servi dans les centres de transfusion sanguine et quelques CHU. Bonjour la bonne gouvernance financière! Par ailleurs, la DMP a accordé des certificats d’enregistrement à des produits jugés sujets à caution non fiables , à l’image des tests salivaires de Gigalab ( autorisés en vente par DMP dans les pharmacies avant leur interdiction) et non à des dispositifs à la fiabilité reconnue.
Centres de transfusion sanguine
Et la transparence, bon sang !
A l’instar des autres filières du biomédical, le secteur du diagnostic est aussi la cible de pratiques aux antipodes de la transparence et de la concurrence loyale. Un exemple parmi tant d’autres est fourni par deux entités sanitaires opérant dans la même activité, en l’occurrence le Centre national de transfusion sanguine de Rabat ( CNTS) et le Centre régional de transfusion de Casablanca (CRTS). Les services de l’un ont lancé une commande publique pour un lot 1.200.000 tests ( HIV, HCV ou HBS) à 5,43 DH l’unité selon les estimations données par l’Appel d’offres 1/2024 CNTS pour un montant total de 6. 520, 320 DH. Alors que les services de l’autre, Casablanca, ont fixé le prix du même produit d’après les estimations de l’appel d’offres lancé par le ministère de tutelle ( 1/2024 CRTS lot 11) à 31,19 DH l’unité ! Visiblement, on est sur du sur mesure pour cette transaction destinée probablement à la marque Abbott… Alleluia! Mais à quoi est dû cet immense écart de prix bon sang, sachant que Rabat et Casablanca sont deux villes marocaines distantes d’à peine 90 KM? Une explication du ministre de la Santé Khalid Aït Taleb ne serait pas de trop. Bien au contraire… L’ouverture des plis relatifs à ce magnifique appel d’offres qui comporte 12 lots portant sur l’achat de réactifs, produits chimiques et des cartes gel et de panel, est prévue le mercredi 5 juin au siège de CRTS de Casablanca. De la transparence à sang pour sang!