A Mnina où quelques familles vivent regroupées autour d’un point d’eau au nord de l’actuelle ville de Khouribga, le seigneur de la bourgade continue à ressasser ce qu’il a appris sur l’espion Charles de Foucauld lors de son récent séjour à Boujad. Vers la fin de son séjour dans ce centre spirituel, le vicomte de Foucauld se fit remettre deux lettres par Driss, le petit-fils du Seigneur de Boujad, pour le recommander aux Juifs de Tadla et à ceux de Beni Mellal. Charles de Foucauld était déguisé en juif pour sa reconnaissance du Maroc de Hassan 1er.
Driss fit venir les rabbins chez lui et leur enjoignit de rédiger les lettres sous ses yeux car il se méfiait d’eux. Le petit-fils du seigneur composa ensuite une troisième lettre au ministre de France : « A l’Ambassadeur du gouvernement français. Je t’apprends que deux hommes de ton pays sont venus auprès de moi et que pour l’amour de toi je leur ai fait le meilleur accueil et les ai conduits où ils ont voulu ; je recevrai de même tous ceux qui viendront de ta part ; les porteurs de cette lettre te donneront des informations plus complètes. Si tu veux me voir, fais-le moi savoir par le consul de France à Casablanca, je me rendrai aussitôt à Tanger. » Driss signa cet écrit, le plia, le cacheta de son sceau et le lui confia en lui recommandant le secret et la prudence : si la lettre se perdait et tombait sous les yeux du sultan Hassan 1er, il me couperait la tête.
Driss, lointain descendant du Calife Omar, proche compagnon du prophète Mahomet, espère l’arrivée des Français au Maroc pour le nommer Caïd de la région. Il tenait des propos antisémites et dit à Charles de Foucauld qu’il ne pouvait supporter plus longtemps qu’il vive chez les Juifs de Boujad qui sont des sauvages! Il voulait que Charles de Foucauld soit son hôte. Une heure après, il était installé dans sa maison. Ces caresses excessives de Driss, le don de sa lettre pour le ministre de France et ses nombreuses avances montrent qu’elles ont pour cause le désir du petit-fils du seigneur de Boujad d’entrer en relation avec le gouvernement français.
Le vicomte Charles de Foucauld lui avoua alors qui il était, qui était Mardochée, ce qu’ils étaient venus faire au Maroc. La fidélité de Driss augmenta. II se confondit en regrets de n’avoir pas su la vérité plus tôt : il aurait pu les loger chez lui dès le premier jour, ils y auraient travaillé, dessiné, fait des observations à leur aise : s’ils voulaient retarder leur départ, il les conduirait visiter les mosquées et les mausolées des Marabouts de Boujad, il mettrait à leur disposition la bibliothèque de Boujad qui est riche en ouvrages historiques, ils se promèneraient dans les environs… Que ne ferait pas Driss pour leur plaire ? Il voulait leur offrir cent mille choses, des vêtements musulmans, un esclave, comme ils avaient trouvé gracieux le service fait chez son père Sidi Ben Daoud par de petites négresses, il leur en offrit une. Dès leur arrivée, avoua Driss, le visage du vicomte Foucauld lui a fait soupçonner qu’il était Nassrani, et les Israélites lui ont confirmé ces soupçons ! Driss ne cacha plus son antisémitisme et leur conseilla : « Prenez garde aux Juifs ! Ce sont des gens sans foi, des coquins dont il faut se défier sans cesse ; ils sont venus dès le lendemain de votre arrivée me rapporter que vous vous occupiez d’astronomie, que vous ne parliez pas leur langage, que vous n’écriviez pas leur écriture, que vous n’alliez pas à la synagogue, enfin qu’ils vous croyaient Nassrani déguisé en Juif ! Je leur ai répondu qu’ils étaient des ânes et que les Juifs d’Alger et de France étaient différents des Juifs du Maroc.» (A suivre)