A Mnina où quelques familles vivent regroupées autour d’un point d’eau au nord de l’actuelle ville de Khouribga, le seigneur de la bourgade continue à ressasser ce qu’il a appris sur l’espion Charles de Foucauld lors de son récent séjour à Boujad. Vers la fin de son séjour dans ce centre spirituel, le vicomte de Foucauld se fit remettre deux lettres par Driss, le petit-fils du Seigneur de Boujad, pour le recommander aux Juifs de Tadla et à ceux de Beni Mellal. Charles de Foucauld était déguisé en juif pour sa reconnaissance du Maroc d’Hassan 1er.
Driss, le petit-fils du Seigneur de Boujad, un lointain descendant du Calife Omar, un proche compagnon du Prophète Mahomet, plaçait sa monture près de celle de l’espion Charles de Foucauld et lui donnait des explications sur tout. Comme la demeure où il recevait l’hospitalité se remplissait dès son arrivée d’une foule venue pour baiser la main de Driss, ce petit-fils du grand marabout cachait dans ses larges vêtements une partie des instruments de l’espion, pendant que ce dernier portait le reste. Driss le menait en un lieu écarté pour faire ses observations ; là il montait la garde auprès de Charles de Foucault pour empêcher qu’il ne soit découvert entrain de prendre des notes.
Que de courses ils firent ensemble aux environs de Beni Mellal ! L’espion s’arrêtait pour dessiner, il s’asseyait à côté de lui et Driss lui apprenait une foule de choses. Tout ce qu’il sait de Boujad, la famille de son grand-père Ben Daoud, les populations de Tadla vient de lui ; de lui sont presque tous les renseignements sur le bassin du fleuve « mère du printemps » (Oued Oum Rbi3) ; c’est lui encore qui dicta ce qu’on lit sur la campagne du sultan Hassan 1er dans la région de Tadla en 1883, il avait suivi l’expédition de Marrakech comme représentant de son grand-père Ben Daoud auprès de Hassan 1er.
Au sujet des relations de sa famille avec Ie sultan, il lui dit: «Nous ne le craignons pas et il ne nous craint pas; il ne peut pas nous faire de mal et nous ne pouvons lui en faire.» Driss se promit d’aller voir Charles de Foucauld à Alger et en France et l’engagea à retourner plus tard à Boujad: il lui conseilla d’y revenir déguisé en Turc plutôt qu’en Juif, il l’installerait chez lui, ils y passeraient de bonnes semaines et voyageraient tant qu’il voudrait. Il lui recommanda la lettre qu’il lui avait confiée, « Si le sultan en avait connaissance, il me ferait couper la langue et la main. » Charles de Foucauld lui demanda si son père Omar, fils du Seigneur de Boujad Ben Daoud, savait qu’il l’avait écrite : oui, c’est lui qui l’a inspirée et c’est lui qui a dit à son fils de se conduire avec l’espion comme il l’a fait ; mais le secret est resté entre le père Omar et son fils Driss, ils ne s’en sont point ouverts au grand-père Ben Daoud « parce qu’il est un peu vieux et que le Maroc serait riche si les Français le gouvernaient ! »¬ lui dit sans cesse son compagnon en contemplant les fertiles plaines qui s’étendaient à leurs pieds. » « Si les Français viennent ici, me feront-ils Caïd ?» ajoute-t-il une fois.
Qu’advint-il des relations de l’espion Charles de Foucauld avec les marabouts, de leur lettre ? La lettre destinée au ministre de France demeura dans son calepin jusqu’à son arrivée à Mogador (l’actuelle Essaouira), en janvier 1884; de cette ville il l’envoya à Montfraix, premier secrétaire de la légation de Tanger, en le priant de la remettre au ministre… Il ne reçut jamais de réponse de Montfraix. La lettre de Driss ne parvint pas à son adresse ; ses projets de voyage à Tanger et en France n’eurent pas plus de succès. (A suivre)