Nous célébrons le centenaire de Khouribga et de l’OCP, l’Office Chérifien des Phosphates voulu par Lyautey. ‘‘Jnaynar Lotti’’, comme le nomment les indigènes des Ouled Abdoun, en signant le décret du 27 janvier 1920, est conscient du caractère exceptionnel de l’Office, prononcé ‘‘Loufisse’’ par les autochtones, et décide d’en confier l’exploration et l’exploitation au seul ‘‘Magasin’’ (ma5zen) afin d’éviter la rapacité du secteur privé. La découverte fortuite des phosphates chez les Ouled Abdoun, faite en 1917, à l’occasion des travaux de la ligne de chemin de fer Casablanca/Oued-Zem, va booster l’économie du Maroc. Lyautey était contre la colonisation de peuplement mais il n’a pas pu s’opposer à ce déferlement qui a accompagné les premières années de son mandat. En plus des risques de conflit avec la population locale sur l’appropriation des terres, Jnaynar Lotti craignait que les immigrés européens, très nombreux, qui venaient de tout le pourtour méditerranéen, à la recherche d’une vie meilleure, ne veuillent « algériser » le Maroc. Ses craintes se sont révélées fondées. Plusieurs organes ont structuré les mécontentements : les chambres de commerce, les chambres d’agriculture, les réseaux francs-maçons et la presse d’opposition. Dans un document publié sans fard et des plus instructifs, « Les Francs-maçons et Lyautey », les frères détaillent leur conflit avec Lyautey, les objectifs visés et les méthodes utilisées. Ils tirent à boulets rouges en 1919 contre la décision de supprimer la parité entre le franc et la monnaie locale, le rial hassani.
Clemenceau donne raison à Lyautey et les frères doivent s’incliner. Ils commencent par faire monter en épingle chaque incident secondaire en s’appuyant sur une presse qu’ils dominent (Petit Marocain, Vigie marocaine, Annales marocaines, Action marocaine). En 1924, ils réclament le départ de Lyautey, parce que, suite à un triple assassinat d’Européens sur la route de Safi, les corps des victimes ont été rapatriés à dos de mulet. À plusieurs reprises, les réseaux francs-maçons exploitent la rivalité entre Casablanca et Rabat et la frustration de la capitale économique de n’être pas aussi la capitale administrative. Autre problème de fond qui fâche les francs-maçons : la politique islamique de Lyautey. La thèse des frères est que le maréchal a grandement favorisé la propagation de la religion dans un pays qu’ils considèrent comme étant « peu islamisé » avant l’arrivée de Jnaynar Lotti ! Il est de fait qu’un des piliers de la politique de Jnaynar Lotti a été la consolidation des pouvoirs du Sultan, descendant du Prophète et imam couronné. Autre argument de mauvaise foi, il est reproché à Jnaynar Lotti d’apporter son aide aux Marocains pour faire le pèlerinage à la Mecque, d’avoir cherché l’appui de l’Islam officiel et des confréries religieuses, ou d’avoir subventionné la mosquée Karaouiyine. Ils lui reprochent aussi d’avoir expulsé les franciscains et jésuites qui voulaient convertir les Marocains.
Des missionnaires protestants anglo-saxons trop zélés ont subi le même sort. Ce que veulent avant tout les francs-maçons, c’est une révision de la politique de colonisation de Lyautey. Comme ils l’expliquent très bien, le maréchal est contre la colonisation de peuplement et s’oppose à la distribution des terres. Ils mettent en avant le chiffre « ridiculement bas » de 1.5 % des terres cultivables attribués aux colons. Le Petit Marocain du radical-socialiste Pierre Mas condamne cette politique « qui n’est ni d’assimilation, ni de substitution, mais d’éducation », et son rédacteur Goulven réclame, « à l’exemple de l’Algérie, une modification du régime de l’aliénation des terres domaniales ». Ils réussissent à transporter le débat en France, à travers leurs instances nationales et tous les hommes de gauche qui adhèrent à leurs idées. C’est pourquoi le pessimisme de Lyautey est à son comble après l’arrivée au pouvoir du cartel des gauches. Les francs-maçons s’attaquent aussi à l’autorité des pachas et caïds sur les villes et régions. Ils qualifient ce système de féodal et en dénoncent les abus par ces potentats locaux. Ils ont raison, mais cela fait partie de la realpolitik de Jnaynar Lotti : il préfère laisser ces féodaux maintenir les tribus dissidentes de bled Siba dans l’obéissance et économiser ainsi le sang de ses soldats. (A suivre)