Nous célébrons le centenaire de la ville de Khouribga et de l’OCP, l’Office Chérifien des Phosphates ‘‘Loufisse’’ voulu par Lyautey. ‘‘Jnaynar Lotti’’, comme le nommaient les Ouled Abdoun, en signant le décret du 27 janvier 1920, était le seul à être conscient du caractère exceptionnel de ce ‘‘Loufisse’’. En confiant l’exploration et l’exploitation de l’OCP au seul ‘‘Magasin’’ (ma5zen), Lyautey a ainsi évité la rapacité du secteur privé. Dès juin 1921, la première cargaison de phosphates est transportée à bord du train de Boujniba vers le port de Casablanca. Le gisement des Ouled Abdoun à Boujniba, dans les environs de la future ville de Khouribga, est le premier à être exploité. Loufisse souffre gravement de la pénurie de bras ; la mobilisation pour la guerre a enlevé la plus grande partie du personnel. C’est à grand-peine qu’elles ont pu conserver un nombre très restreint de chefs de services indispensables. L’élévation du prix de toutes les matières premières et de toutes les fournitures, la rareté du charbon, de l’essence, des explosifs, ont éprouvé Loufisse.
Les demandes en engrais phosphatés pour l’agriculture sont plus fortes que jamais, car les terres françaises ont reçu peu de fertilisants pendant la première guerre mondiale. Le gouvernement français va réserver les phosphates des Ouled Abdoun à son agriculture en Métropole. Pour faire face à la pénurie de main d’œuvre, Loufisse prend la précaution d’établir de nombreuses maisons ouvrières (les actuels ‘‘Labioutes’’). En plus de ce levier social, les zéropéens vont aussi améliorer l’organisation du travail pour réduire les besoins en main-d’œuvre, les frais de roulage et perfectionner le triage. Le minerai part des accumulateurs vers les grands stocks, l’usine de séchage au feu et les aires de séchage au soleil. Les indigènes vont surnommer ces usines de séchage, les « fouarattes », sans doute à cause des « vapeurs » qu’ils voient s’échapper des cheminées de ces usines. Ces mesures atténuent les difficultés de main-d’œuvre. De nombreux ‘‘zoufria’’ seront estropiés en perdant leurs bras qui sont happés par les convoyeurs des phosphates (que les zoufria surnomment « 3andak ssamta » qui veut dire « attention à la ceinture » en Marocain.
Ce fut le cas de Ssi 3abd 9ader (Monsieur Esclave du Puissant), un zmagri venu d’une tribu voisine des Ouled Abdoun, bizarrement surnommée, encore de nos jours, « tribu des pauvres » (fo9ra الفقراء), pour travailler dans les usines de séchage des phosphates. Clément, un des petits-enfants de Benji, s’amusait à surnommer ce zmagri des Fo9ra « Jack Palance », tellement Ssi 3abd 9ader ressemblait à cet acteur de cinéma américain. Jack Palance, né Volodymyr Palahniuk en 1919, est un fils de mineur ukrainien zmagri aux Etats-Unis. Comme son père, Jack Palance travailla d’abord dans les mines avant de connaitre la gloire à Hollywood. Les trains chargés des phosphates partent vers Casablanca. De nos jours, ce convoyage par train a été abandonné car les phosphates, après avoir été mélangés à l’eau, voyagent désormais en pipeline vers l’ancienne Mazagan (la nouvelle El-Jadida).
L’abandon du convoyage par train a certes diminué le prix de revient à la tonne et donc augmenté les marges de Loufisse, mais il a aussi assoiffé les 5ribguis qui, plus pratiquants que jamais, entre deux ablutions, manquent d’eau potable et préparent l’athaye avec nana (thé Allah menthe) en soupirant et en remettant leur destin entre les mains du Ta3ala Rabbi 3alamayne « Le Très Haut Maître des deux Mondes » pour qu’il fasse pleuvoir plus. A l’époque, entre les deux guerres mondiales, grâce à des moyens puissants, les bateaux arrivant à Casablanca sont chargés, en une ou deux journées au plus, au fur et à mesure qu’ils se présentent au port. Il en résulte une réduction considérable du prix du fret, en même temps que le déchargement des wagons et la mise en stock automatique réduisent la main d’œuvre dans des proportions considérables. (A suivre)