Lhaj Miloud les croise tous les jours… Ils sont là, aux feux rouges, dans le froid du matin… Dieu seul sait où et comment ils ont passé la nuit et à quand remonte leur dernier repas… Ils regardent les automobilistes… Parfois sans parler, se contentant de regarder… Et dans leur regard vide, se lit toute la misère du monde… Comme Lhaj Miloud, la plupart des gens préfèrent remonter les vitres de leurs véhicules… Parfois des voitures de Monsieur tout le monde, souvent des grosses berlines dont on se demande ce qu’elles font sous nos cieux de pays pauvres… Mais pauvre, apparemment, tout le monde ne l’est pas ! Les gens sont généralement de mauvaise humeur le matin en allant au travail… Oubliant la chance qu’ils ont d’en avoir un… Et puis, ils sont souvent sortis de chez eux à la dernière minute et pestent donc contre les inévitables embouteillages qu’ils contribuent généralement à créer !
Lhaj Miloud s’assure que la fermeture centralisée de sa voiture est bien actionnée… On ne sait jamais… Il a entendu parler de braves citoyens qui se seraient fait insulter, voire agresser parce qu’ils n’avaient pas répondu favorablement aux suppliques de ces pauvres bougres… Des suppliques qui se transforment parfois en injures ou en crachats, lorsque vous avez affaire à des schizophrènes aux regards assassins ! Et Dieu sait qu’ils sont nombreux à hanter nos rues, livrés à eux-mêmes, les familles désespérées ayant, depuis longtemps, baissé les bras en l’absence de tout dispositif de prise en charge approprié…
Des mendiants, il y en a partout et pour tous les goûts… Des amateurs et des professionnels… Des aveugles et des estropiés… Certains, poussant leurs parents – ou prétendus tels – dans des fauteuils roulants déglingués essayent de se faufiler entre les véhicules en prenant des risques inconsidérés… Des vendeurs de kleenex, de chewing-gum ou de masques anti-Covid essayent désespérément de vous fourguer leur camelote… Avant que vous n’ayez eu le temps de réagir, les nettoyeurs de pare-brise ont déjà entrepris de frotter énergiquement le vôtre avec un chiffon « salissant », ignorant superbement vos protestations désespérées… Bref, chaque matin, toute une faune bigarrée vous attend de pied ferme aux carrefours, aux stops et autres feux rouges… Ne se résignant jamais, jouant sur le registre des émotions et revenant constamment à la charge pour essayer de vous apitoyer et de vous arracher une pièce de monnaie… Ah, ces précieuses pièces de monnaie, il faut toujours en avoir à bord et en quantité abondante ! Entre les mendiants et les gardiens de voiture, vous risquez de vous retrouver rapidement en rupture de stock !
Lhaj Miloud a appris depuis longtemps à s’endurcir devant ces scènes désolantes… La force de l’habitude… Mais il en va tout autrement en présence de ces immigrés qui affluent chez nous depuis quelques années… Des gens qui ne manquaient de rien jusqu’à ce qu’un jour, une guerre civile éclate ou un dictateur s’en prenne aux minorités… Des gens chassés de chez eux par les conflits, les famines, le terrorisme ou l’intolérance… Contrairement aux mendiants autochtones qui s’incrustent, essayant de vous apitoyer en usant de tous les subterfuges, les immigrés, quant à eux, insistent rarement… Ils sont là, silencieux dans l’angoisse des fourgonnettes de police qui peuvent surgir à n’importe quel moment… Ces gens ont souvent la phobie de l’uniforme, et comme on les comprend, eux qui ont sans doute été traqués par leurs propres forces de sécurité et subis le pire pour devoir ainsi abandonner leurs biens et fuir leur terre natale… Ils sont Sub-sahariens ou Syriens… Hommes, femmes et enfants… Parfois, des familles entières… Avec des pancartes qui résument leur triste destin…
Lhaj Miloud fuit leur regard, attendant impatiemment que le feu passe au vert… Il ressent un profond malaise, accablé par un sentiment contrasté d’amertume et d’impuissance… Ils sont là, tels des fantômes se détachant dans l’obscurité matinale… Ils attendent, le regard hagard, les joues creuses, la peau tannée par le soleil… Leurs vêtements sont sales, leurs pieds mal chaussés… Ils grelottent dans le froid du matin, une maigre couverture sur les épaules… Ils ont beaucoup souffert, beaucoup marché avant d’arriver là… Ils ont bravé bien des dangers, subi bien des humiliations… Leurs nuits sont hantées par les images de bien des drames… Certains, avachis et abattus, semblent résignés à leur triste sort et n’y croient même plus… Un enfant s’approche… Il pose la main sur la vitre… Ses lèvres bougent… Ses grands yeux humides implorent… Et ce feu qui ne veut toujours pas passer au vert !
Lhaj Miloud n’a plus de monnaie, bien sûr… Et puis, il y en a tellement… C’est déprimant… Et les associations de bienfaisance, où sont-elles ? Et l’État ? Ça relève de sa responsabilité, de s’occuper des migrants… Il paraît même qu’il reçoit des aides européennes pour s’en occuper, construire des centres d’accueil et de prise en charge… Des lieux où ils pourraient trouver la sécurité et recevoir des soins de base… Le prix à payer par les pays nantis pour que le Maroc leur serve de garde-chiourme en stoppant le déferlement des damnés de la terre sur leurs confortables havres de paix. Vous en connaissez beaucoup, vous des centres pour immigrés ? A défaut, on aurait peut-être même pu réquisitionner des mosquées pour les loger… Pourquoi pas ? Une manière comme une autre de rentabiliser le foncier des Habous ! Décidément, les feux rouges tardent à passer au vert… Soit c’est juste un effet d’ordre psychologique, soit c’est ce sadique d’agent de la circulation qui prend son pied en jouant au chat et à la souris avec les nerfs des automobilistes ! Les voitures derrière commencent à klaxonner, annonçant le changement imminent du feu… Les gens sont soulagés… Ils lèvent la main machinalement à l’intention des enfants dont le regard continue à les implorer… Allah eyssahal… Vite, déposer leurs propres rejetons à l’école privée avant de rejoindre leurs bureaux climatisés… Et cette scène désolante ne sera bientôt plus qu’un mauvais souvenir… Jusqu’au soir, sur le trajet du retour… Où il faudra revivre les mêmes scènes insupportables aux mêmes feux rouges… Et il y en a des feux rouges !