Tête(s) de prof(s)

Coronavirus est venu foutre le bordel partout ; tout le monde y passe, même les profs. De là, enseigner à distance est l’épreuve la plus embêtante encourue par les profs, le truc auquel ils s’attendaient le moins. C’est nouveau dans le métier… faut le faire ! Mais nous, les profs, sommes comme un produit intello et génial, autrement dit, nous sommes les mandarins et le clerc de l’université. Pour sa part, le ministère s’est empressé de nous prescrire les règles du nouveau protocole pédagogique et professoral et de nous mettre la pression pour sauver la face, ou plutôt les apparences. Alors là, durant ce passage à vide, il y avait un peu de tout. Allez faire comprendre à un prof de la vieille école, et probablement au seuil de la retraite, qu’il devrait se mettre devant un pc ou un gsm chez lui et tenir le crachoir histoire de justifier son salaire. C’est un peu comme si on exige d’une vieille caisse de rivaliser avec une neuve… Souvent, il est difficile de suivre la cadence, mais il est plus facile de suivre sa pente.

À l’opposé, il y avait ceux qui étaient emballés à l’idée de sortir leur matos pour s’extasier à distance devant leurs étudiants comme s’ils allaient se mettre en scène. Les valets – kamikazes – du diable ; ils sont prêts à faire plus que ce qu’on leur demande. Le prof, ou sa seigneurie, continue à plaider en faveur du mandarinat sectaire. Confronté aux dernières prescriptions réglementaires, il ne savait plus à quel saint se vouer, mais il s’est vite rendu compte que pour avoir la fin et les moyens, il vaut mieux avoir affaire aux saints (étudiants) qu’à Dieu (administration) … Nécessité fait loi… Et comme on ne connaît pas suffisamment les saints en cette période difficile, on les déshonore – puisqu’à petit saint, petite offrande – surtout quand on a la langue ferrée et bien pendue.

En tant que profs, nous nous accrochons inlassablement à nos doxas comme si elles nous définissent, alors que c’est ce qu’on fait qui nous définit… Nous cherchons à être les héros de nos propres scénarios, mais en vain. L’on croit que l’ennemi juré d’un prof, c’est un autre prof qui enseigne la même matière que lui, alors que ce qui fait la force d’un prof, c’est un autre prof – bon de préférence – avec qui il travaille, tandis que les galons, c’est pour les méritants. In fine, les profs sont déchirés entre deux versions opposées – les moralisateurs, futés et circonspects, et les objecteurs à grosse tête – au point de provoquer des crispations (inter)personnelles au-delà des clivages (socio)professionnels.

Et les étudiants dans tout ça ? Beaucoup, malgré leurs profils marcescibles, se cantonnent dans les cours administrés en vrac et essaient de garder la tête haute. Tous refuseront d’être saqués et plaideront l’innocence en imputant tout au drame du siècle. Nous pourrions nous couvrir des honneurs cléricaux pour prêcher les éloges de cette race désabusée qui ne feint plus de flatter nos oreilles et notre égotisme. Comme moi, beaucoup sont très mal à l’aise avec le distanciel et là, face aux solutions de fortune, nous assistons tous à la décadence et au pourrissement de notre métier. La preuve, nous faisons presque tous, précocement ou tardivement, une crise d’identité ; nous serons confrontés au dilemme moral – ce qui sera trop dur pour notre ego – si nous ne nous y mettons pas et qu’à l’opposé ça marche pour d’autres. D’un autre côté, beaucoup s’amusent à vouloir trouver des taches dans le soleil juste pour culpabiliser les autres et garder la tête au-dessus de la mêlée.

Enseigner à distance c’est comme avoir son orgasme en se paluchant, c’est comme se nourrir de fagots et de navets quand on est boucher, et c’est aussi comme manger des regardeaux, c’est-à-dire se regarder au lieu de manger. Pour résumer, enseigner à distance équivaut à laver une brique : la sueur coule à flots et à la longue, le coût en fait perdre le goût et on s’en torche (le bec). À vrai dire, nous, les profs, sommes comme une mosaïque vitale qui ressemble un peu à une boisson avec des additifs, à un jus mélangé avec de l’eau, à des saucisses à base de viande avariée, et pourtant c’est potable et mangeable. Bref, les profs sont comme les parents ; la providence vous les a imposés sans vous consulter et vous devez composer avec.

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