L’administration fiscale tablait sur 60 milliards de DH. Elle se retrouve avec près de 125 milliards de DH dont 6 milliards de DH en impôts ! Réussite historique, l’amnistie fiscale 2024 a donc dépassé les prévisions les plus optimistes, battant tous les records, au grand bonheur des banques qui ont clôturé l’année en beauté grâce à des torrents de cash qui ont irrigué leur trésorerie dans un mouvement impétueux.
Pour faire face à cette manne colossale venue renforcer leurs liquidités, elles ont dû mettre en place un dispositif exceptionnel en mobilisant des ressources supplémentaires. A force de palper des montagnes de billets, les pauvres caissiers qui n’ont jamais compté en l’espace de quelques jours autant d’argent de leur carrière en ont eu les doigts un brin endoloris. Confiance subitement retrouvée dans le système fiscal et bancaire, désir ardent de profiter d’une précieuse aubaine ( un taux de 5 % au lieu de 38% en plus avec une garantie d’anonymat) ou crainte très vive d’être débusqué par les fins limiers du fisc à l’occasion de prochaines transactions en noir ? Il est sans doute prématuré de se prononcer avec certitude sur le déclencheur de ce déluge inattendu de billets de banque, cerner de manière exacte le déclic de l’exhumation de ces magots jusque-là dérobés…
Et puis, pour 125 milliards de DH déclarés combien restent encore soigneusement planqués et combien n’ont pas répondu à l’appel très honnête de l’administration fiscale ? Ce qui est certain c’est que la partie de cache-cash est loin d’être terminée et que dans le lot de ces milliardaires en espèces ceux qui ont gagné leur fric à la sueur de leur front doivent représenter une infime proportion, pense la vox populi qui sait que la rente et les trafics en tout genre représentent les véritables mamelles du cash.
Devant tant de débauche de flousse dans un contexte de paupérisation des masses en raison de la vie chère, le Maroc qui se lève tôt pour trimer du matin au soir en ayant du mal à joindre les deux bouts a quelque raison d’en concevoir du dépit. Plus de 125 milliards de DH!…! Le chiffre fait rêver autant qu’il interroge sur son origine. Cela montre en tout cas qu’une catégorie de Marocains préfère, pour diverses raisons, planquer son fric dans les coffre-fort ou sous terre plutôt que de le déposer en banque ou sur un compte-épargne. Là où l’on voit que la fraude fiscale règne encore de manière endémique au Maroc.
Monnaie courante dans certains pays comme la France où l’argent liquide détenu par les ménages français s’élèverait selon la Banque d’État, entre 50 et 100 milliards d’euros en 2023, cette pratique légendaire correspond à une mentalité bien de chez nous, un réflexe ancré dans la culture nationale. Motivée par la défiance envers les banques, le désir d’être à l’abri du besoin ou la capacité d’affronter des imprévus, la thésaurisation génère surtout lorsque le phénomène devient excessif bien des effets négatifs comme l’atteinte aux valeurs de partage, de redistribution des richesses et d’équité fiscale.
Avec l’argent qui dort soit à domicile soit en banque, on ne crée que des riches et non des richesses, on ne crée ni de la valeur, ni fait vivre des valeurs…
D’un point de vue religieux, la thésaurisation est interdite et ses auteurs encourent le châtiment divin comme le stipule le coran dans sourate Attawba. « A ceux qui thésaurisent l’or et l’argent et ne les dépensent pas dans le sentier d’Allah, annonce un châtiment douloureux, le jour où (ces trésors) seront portés à l’incandescence dans le feu de l’Enfer et qu’ils en seront cautérisés, front, flancs et dos: voici ce que vous avez thésaurisé pour vous-mêmes. Goûtez de ce que vous thésaurisiez.» L’Islam recommande le partage, l’investissement et la redistribution que l’accumulation ne permet guère. Car avec l’argent qui dort soit à domicile soit en banque, on ne crée que des riches et non des richesses, on ne crée ni de la valeur, ni fait vivre des valeurs…Les adeptes de cette pratique considèrent à tort que la thésaurisation est une fin en soi alors que l’argent doit servir en fait de moyen pour le faire fructifier par l’investissement.
Or, faute d’être investi dans des projets porteurs et innovants, l’argent immobilisé c’est de la richesse en moins pour son propriétaire (sous l’effet de l’inflation) et pour la collectivité, d’innombrables occasions ratées pour stimuler la productivité, créer de l’emploi et contribuer par conséquent au développement économique du pays et à sa modernisation. C’est ce qui pourrait expliquer en partie pourquoi le Maroc, malgré ses atouts considerables, reste abonné bon an mal an à des taux de croissances faibles…
Avec cette moisson historique, l’administration fiscale a rempli largement sa part du contrat. Au gouvernement de remplir le sien en agissant sur les leviers susceptibles de libérer l’initiative privée au service du bien commun en allant au-delà des dispositifs classiques de crédit bancaires garantis comme Intelaka. Dans ce cadre, les banques sont appelées à offrir de l’accompagnement expert aux porteurs de projets qui prennent du risque notamment pendant la phase critique du démarrage. Ce n’est pas avec des petits projets où le gain est rapide et garanti comme les cafés et autres petits business, qui connaissent un engouement particulier, que la problématique du chômage pourra être réglée. Une crèmerie à Casablanca par exemple, ça crée au maximum 6 emplois: deux serveurs, un caissier, trois gardiens de voitures et une armée de mendiants!
Le véritable enjeu dans la conjoncture actuelle est moins de blinder les flux bancaires qui sont déjà importants que d’encourager l’investissement productif, principal pourvoyeur d’emplois et générateur de valeur. Ce n’est pas normal que le public reste le premier investisseur au Maroc alors que plusieurs centaines de milliards de DH, thésaurisés, ne sont pas investis dans le circuit économique. Quelque chose dysfonctionne…
Il est grand temps d’impulser un changement d’état d’esprit, de telle sorte que les efforts colossaux de l’Etat-investisseur soient accompagnés par une initiative privée forte et ambitieuse qui soit à la hauteur de ce Royaume qui prend le lead dans la région, se projette avec détermination vers l’avenir. La formidable dynamique autour de la coupe du monde 2030 portée essentiellement par le secteur public qui investit tous azimuts constitue un Momentum pour faire émerger chez les particuliers fortunés un autre rapport à l’argent, plus vertueux et surtout utile à la communauté et à l’économie nationale.
Par Abdellah Chankou