Droit de grève, une réforme et des questions

C’est une séquence sociale délicate qui s’annonce pour le pays, à la faveur de l’appel à une grève générale de deux jours, 6 et 7 février 2025, lancée par cinq syndicats représentatifs. Le contexte est sensible, marqué par une montée grandissante de la grogne sociale en raison de la vie chère, pénalisante pour les ménages à faible revenu, les forçats du travail et même pour la classe moyenne. Un renchérissement du coût de la vie, devenu insupportable à force d’être incompréhensible, que le gouvernement, à part le recours aux importations de viandes rouges défiscalisées sans impact significatif sur les prix, ne fait pas grand-chose pour combattre.

Longtemps passifs face à cette fièvre des prix qui touche les produits du quotidien et fait fondre le pouvoir d’achat du grand nombre comme neige au soleil, les syndicats ont décidé de se réveiller brutalement et d’assumer le bras de fer avec un gouvernement qu’ils ont cru avoir mis dans de bonnes dispositions pour négocier dans un esprit d’équilibre de ni vainqueur ni vaincu . Erreur sur toute la ligne. L’étincelle qui a mis le feu aux poudres en les braquant est l’adoption, vendredi 31 janvier, en commission à la Chambre des conseillers, du projet de loi sur la grève, approuvé le lendemain par les Parlement avec ses deux composantes.

Ce texte, jugé par le gouvernement comme équilibré, conciliant le droit de grève et la liberté du travail, ne trouve pas grâce aux yeux de Miloudi Moukharik et ses amis. Ces derniers le considèrent, par bien de ses aspects, comme un instrument contre le droit de grève, une manœuvre législative pour limiter leur pouvoir de négociation face au patronat et un poignard dans le dos de la classe ouvrière. Or, pour les syndicats, le droit de grève, garanti par la Constitution, est sacré, constituant la colonne vertébrale de leur action et le restreindre revient à remettre en cause leur raison d’être, le fondement même de leur combat. C’est ce qui les a poussé à contre-attaquer même s’ils ont dégainé dans leurs communiqués de dimanche 2 février le slogan mobilisateur de la vie chère et la détérioration du pouvoir d’achat des masses pour justifier leur appel à la grève générale. Cette escalade pourrait inaugurer un cycle de confrontation entre le gouvernement et les syndicats.

A moins que Aziz Akhannouch ne soit acculé à la reculade en retirant du circuit parlementaire la loi de la discorde. Scénario peu probable, sauf si les syndicats, par leur démonstration de force, montrent que l’équilibre des pouvoirs sur le terrain est en leur faveur. En décrétant la grève générale que le Maroc n’a pas connue depuis décembre 1990, les syndicats ont pris le risque de se faire juger sur leur capacité de mobilisation et le taux de suivi du mouvement dans un pays où le taux de syndicalisation est relativement faible. Une chose est sûre : entre le gouvernement et les syndicats, la confiance qui a nourri l’accord historique du 30 avril 2022 signé par le cabinet Akhannouch et les partenaires sociaux, semble sérieusement entamée. Il y a fort à parier que la photo de famille immortalisant les sourires satisfaits du Chef du gouvernement et ses nouveaux partenaires “amis” relève désormais de l’image d’Épinal.

Force est de constater, qu’à cette image de concorde a succédé deux ans plus tard un front syndical uni qui a fait bloc, ce qui est inédit dans un paysage syndical formaté d’habitude à la division et dont les composantes agissent en rangs dispersés. Disons le tout de go ! Ce débrayage général, qui pourrait paralyser des secteurs stratégiques comme les ports et les aéroports, tout comme des pans importants de la fonction publique tels que l’éducation nationale et la santé, ainsi que nombre d’activités dans le privé, n’est pas bon pour le climat social déjà tendu. Ni pour l’image du pays réputé à l’international pour sa stabilité politique et sociale, son véritable capital qui lui a permis de traverser sans dégâts, sous le leadership royal, bien des bourrasques tout en continuant à capitaliser sur ses acquis… Faire entrer aujourd’hui le pays dans une logique de confrontation politico-syndicale pourrait changer la donne. Il est fort à craindre, avec ce risque de « francisation » du climat social, d’aboutir à l’effet inverse de celui recherché par la réforme gouvernementale du droit de grève : faire fuir les investisseurs au lieu de les attirer en masse… Ce qui interroge d’emblée sur le rapport bénéfice-risque d’une telle loi arrachée contre le consensus syndical et censée améliorer l’attractivité économique du pays. Maintenant, le gouvernement peut se targuer d’avoir mis fin au statu quo où a été cadenassé des années durant la réforme du droit de grève et s’enorgueillir d’ajouter au tableau de chasse gouvernemental un texte controversé. Mais cette posture esthétique ne fait pas une ambition pour le Maroc. Bien au contraire…


La nouvelle vision de l’exercice du droit de grève, matérialisée dans la réforme gouvernementale, est jugée restrictive par les syndicats qui redoutent une évolution de nature à les affaiblir davantage au nom de la promotion de l’investissement basée sur le moins-disant social. 

Et puis, un pays mobilisé pour réussir des échéances cruciales, notamment le mondial 2030, qui a des défis d’importance à relever, a-t-il vraiment quelque chose de substantiel à gagner en brandissant une épée de Damoclès sur la paix sociale ? Depuis le début, le véritable enjeu résidait pour l’exécutif qui a mené un forcing exceptionnel pour faire « évoluer la législation sociale » du pays, dans la capacité des partenaires sociaux à parvenir à un texte tricoté au fil du compromis. Sur ce plan, l’échec est patent puisque le pays a eu droit à une grève générale. A l’unisson du patronat, le gouvernement cherchait à graver dans le marbre de la loi la fin des grèves sans préavis et l’entrave à la liberté du travail considérés comme des freins à l’investissement, la création de l’emploi et à la croissance économique. Côté secteurs stratégiques, il fallait instaurer un service minimum dans les secteurs vitaux de l’État comme la santé, l’enseignement ou le transport. L’impératif de continuité du service public interdit en effet de prendre en otage la population comme cela a été le cas lors de la grève prolongée des enseignants dont la première victime étaient les élèves.

Cela dit, une législation sociale, pour rénovée et moderne qu’elle soit, ne garantit pas la réalisation de ses objectifs proclamés si les décideurs politiques n’agissent pas sur l’environnement de travail pour le changer de façon à le rendre sain et productif. Comment ? en favorisant les conditions objectives pour prévenir les conflits sociaux et les anticiper. Or, l’atteinte de cet objectif passe par le dialogue en entreprise dont le principal outil demeure les conventions collectives qui, il faut le reconnaître, restent très insuffisantes, moins d’une vingtaine (dont une bonne partie a été conclue au lendemain de l’indépendance du Maroc !). Très peu de filières ont pris en effet exemple sur le secteur bancaire qui a réussi grâce à une convention collective via le GPBM à l’UMT à anticiper et traiter les causes potentielles de désaccords et éviter les perturbations inutiles. Bien des secteurs restent réfractaires à ce mécanisme qui définit à l’avance les conditions de travail, les salaires, les congés payés, les droits et obligations des employeurs et des salariés, tout en adaptant les règles du code du travail aux situations particulières du secteur concerné. 

De nombreuses entreprises privilégient les accords atypiques conclus avec les représentants du personnel. Mais ce mécanisme présente le défaut de ne pas être opposable aux parties et d’être par conséquent facilement remis en cause. Ce qui conduit à des conflits et des grèves, nés de retards de versements de salaires ou de cotisations sociales à la CNSS. La nouvelle vision de l’exercice du droit de grève, matérialisée dans la réforme gouvernementale, est jugée restrictive par les syndicats qui redoutent une évolution de nature à les affaiblir davantage au nom de la promotion de l’investissement basée sur le moins-disant social. Une politique qui cache souvent des stratégies d’entreprises prédatrices préjudiciables aux droits des travailleurs.

Ces derniers ne font pas généralement grève pour le plaisir de faire grève ou casser l’outil de production mais bel et bien pour protester contre une injustice, dénoncer l’irresponsabilité d’un chef d’entreprise…C’est de cette réalité complexe que devrait normalement découler une vision saine et juste des relations de travail, qui gagnerait à être inscrite inscrire par le gouvernement et les partenaires sociaux dans une réforme globale de la législation sociale en énonçant les grands principes généraux. De telle sorte de laisser le champ libre aux conventions collectives et aux accords de branches, les mieux indiqués pour instaurer un équilibre entre les intérêts des employeurs et des salariés. L’exécutif a opté pour une autre voie qui n’est pas forcément la meilleure, porteuse en son sein des germes de la conflictualité permanente.

Par Abdellah Chankou

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