Le Maroc et ses moutons

La fête du sacrifice, telle qu’elle se pratique au Maroc depuis des lustres, a-t-elle encore un sens ? Où est la fête dans un rituel qui fait saigner  dans des proportions inouïes une bonne partie de la population désargentée ? Qu’est-ce qui justifie que des familles nécessiteuses, qui ont déjà du mal à joindre les deux bouts ou vivant dans la mouise, fassent des sacrifices impossibles pour égorger leur mouton ? Dépenser l’argent qu’on n’a pas pour une pratique qui plus est facultative relève a priori du suicide. En effet, ce rite ibrahimien n’est pas un pilier de l’islam et nulle obligation par conséquent à observer  ce qui relève  de la Sunna par ceux qui n’en ont pas les moyens ainsi que le stipule clairement la parole divine dans la Sourate de la Génisse : Allah n’impose à aucune âme une charge supérieure à sa capacité. Au nom alors de quel principe, supra-spirituel ou métaphysique, nombre de ménages s’entêtent à s’endetter, à bazarder leurs propres affaires  afin de «faire l’aïd» sur fond  de drames nées de disputes violentes entre conjoints autour du mouton, de sa race et de son poids. Eh oui, les moutons ne se valent pas. Certains sont plus égaux que d’autres ! Dans l’imaginaire populaire, il faut que le bélier montre patte blanche. Paie de mine, justifie des attributs du sacrifice que sont principalement de belles et grandes cornes. Le cahier de charges pour le pauvre mari est clair : il faut qu’il se démerde pour que le gentil animal soit plus impressionnant que celui de la voisine. Sinon, c’est lui qui risque d’être sacrifié. Bonjour la galère financière. L’aïd dans la culture dominante ça sert aussi à épater le voisinage et même au-delà. La frustration n’est pas un facteur explicatif de cette moutounmania puisque les Marocains qu’ils soient démunis ou non mangent durant toute l’année  de la viande ovine et bovine à toutes les sauces, méchoui, tagine, viande hachée, saucisses…

A part ça, le Maroc reste un pays magnifique, fidèle à son amour des paradoxes, où le mouton s’invite avec force dans la vie de la nation, revigorant quelques semaines avant le jour j, un débat national en panne sur des  sujets de haute importance. Le roi-mouton tient le haut du pavé. Monopolise les conversations. Dans les familles, les cafés et les réseaux sociaux ! Qui mieux que la race ovine pour  exciter l’imagination et élever le niveau de la réflexion ? Fidèle au grand rendez-vous annuel, le ministre de l’Agriculture contribue à son tour, la mine fière, aux abats pardon au débat d’idées en faisant des sorties au parlement pas bêtes du tout sur l’état du cheptel et l’abondance de l’offre, histoire de signifier comme la brebis du bon Dieu que tout marche dans le meilleur des mondes ovins. L’aïd Al Adha c’est selon les chiffres officiels un transfert d’argent d’un peu plus de 10 milliards de DH de la ville vers le monde rural.

Le Maroc reste un pays magnifique, fidèle à son amour des paradoxes, où le mouton s’invite avec force dans la vie de la nation, revigorant quelques semaines avant le jour j, un débat national en panne sur des sujets de haute importance.

C’est au nom de cette solidarité avec le Maroc des campagnes que les décideurs maintiennent  sans doute la tradition du sacrifice. Mais reste à savoir qui est le vrai gagnant dans cette affaire. Ce qui est certain c’est que le petit éleveur, obligé de trimer dur pour nourrir son troupeau du petit matin à la tombée de la nuit, en prévision de l’aïd, fait figure de grand dindon de la farce. Les intermédiaires, les fameux chennaqas qui mettent le feu aux prix, se sucrent sur son dos en profitant du fait qu’il n’a pas la logistique nécessaire pour  convoyer son bétail.

Résultat : Tout le monde veut avoir son propre bélier. L’indigent comme le mendiant. Le gardien de voitures comme  le sans-emploi. Tous  acceptent plus ou moins de bon cœur que le mouton leur fasse la peau. Croyez-vous que l’envolée des prix au-delà du raisonnable malgré la subvention généreuse de 50% accordée  aux importateurs de races étrangères a eu  un effet dissuasif sur les adorateurs du mouton ? Que nenni !  A croire que cette flambée des prix sans précédent les a même excités un peu plus en faisant monter la fièvre acheteuse. A y regarder de plus près, les dérives liées à la fête du sacrifice, avec tout ce qu’elle continue à  charrier comme hystérie et séquences délirantes sont un marqueur social. Un indicateur de maturité d’un peuple et d’évolution des mentalités. Au Maroc, force est de constater que celles-ci n’ont pas vraiment  changé, donnant à voir la persistance  de réflexes archaïques  qui défient et l’entendement et la religion. Une réalité peu flatteuse qui au fond se nourrit  du naufrage de l’éducation, le seul levier capable d’agir sur le poids des archaïsmes et de déverrouiller les esprits… Fait aggravant, les pouvoirs publics, notamment les autorités locales et les corps élus, ne font rien pour encadrer, comme cela se fait ailleurs, les pratiques d’abattage par l’aménagement de sites dédiés où les règles de propreté et d’hygiène  sont respectés.
Pourquoi moderniser quand on peut faire plus archaïque et désordonné ? Résultat : Les quartiers du pays, populeux et populaires, sont transformés pendant cette journée de fête  en dépotoirs à ciel ouvert où se décomposent tranquillement les peaux des bêtes sous une chaleur torride. Entretenue par des brasiers de fortune géants allumés par une armée de brûleurs de têtes des moutons dans une atmosphère irrespirable où se mêlent le fumet de boulfaf et des odeurs désagréables. Et la modernité dans tout ce capharnaüm? Juste un vernis, seraient tentés de rétorquer certains, incarné par une classe moyenne laminée et la caste des nantis. Ceux-là ont tourné depuis des années le dos au mouton transformant cette célébration en prétexte pour s’offrir un moment d’évasion au Maroc ou à l’étranger. Stress  hydrique,  inflation galopante, renchérissement du coût de la vie et  érosion du pouvoir d’achat des populations démunies. Tout militait pourtant pour l’interdiction de ce rituel comme par le passé en raison de la prépondérance des cycles de sécheresse. Décréter l’annulation de la fête du mouton dans un contexte aussi contraignant et très tendu  aurait libéré sur un plan moral  le gros de la population nécessiteuse d’un lourd fardeau. Un  service inespéré lui aurait été ainsi rendu, surtout que le calendrier des dépenses tout aussi écrasantes  forme une ligne à la queue leu leu : vacances estivales et rentrée scolaire.

Bonne fête à tous !

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