C’est un type d’affaires aux contours très peu clairs qui se déroule actuellement à Tanger. Plusieurs dizaines de familles devant les tribunaux, menacées d’expulsion de leurs maisons où elles habitent depuis plus de 40 ans. Chronique d’un dossier foncièrement complexe.
L’affaire remonte quasiment à des temps immémoriaux, pour les parties concernées. La société Charf Immobilier, une société de promotion immobilière, vient de porter une affaire troublante devant la justice contre deux dizaines de familles dans le quartier Hawmat Chouk. Motif invoqué : ces dernières habiteraient un terrain censé être nu (ces familles ont donc construit), un terrain appartenant à la société depuis la première moitié du siècle dernier, un terrain –et là réside le souci- immatriculé. La partie plaignante demande leur éviction, pure et simple. Manifestations des familles aux abords du tribunal de première instance de Tanger, qui doit statuer en référé, lors de la première audience qui s’est déroulée le 25 octobre. Le foncier de la discorde, d’une superficie de 14 hectares, abrite plus de 800 ménages, à en croire le maire de Tanger, et 1.704 familles selon les habitants du quartier qui, éprouvant une colère mâtinée de la peur de perdre leurs toits, se sont empressés de mettre en place une coordination afin de protéger leurs intérêts. Ça fait en effet très longtemps qu’ils habitent dans ce quartier populaire où les personnes âgées n’aspirent qu’à la sérénité et à profiter du restant de leur vie sans risque de se faire expulser. « Personne ne me jettera dehors, je le jure. J’ai un gourdin toujours à portée de main et je les attends de pied ferme. Qu’ils viennent donc! », hurle un septuagénaire ayant plutôt l’air inoffensif. « Ils étaient où, il y a 45 ans ? Ils étaient où ? C’est ma maison et je ne la laisserai à personne d’autre que mes enfants et les enfants de mes enfants ! », s’écrie une dame, dans les quarante ans. Une autre femme, à peu près du même âge, se permet la philosophie et le romantisme, pour exprimer sa hargne : « Un titre foncier ? Ces gens ont-ils donc tellement d’argent et de propriétés qu’ils ne savent même plus ce qu’ils possèdent ? Nous, nous connaissons chaque centimètre de ces maisons et nous savons très bien où elles sont et tous les chemins qui y mènent et nous y dormons chaque soir sans jamais les quitter plus de quelques jours, et encore il y a toujours quelqu’un chez nous pour ouvrir la porte si on sonne. Et jamais nous ne les quitterons définitivement ! Jamais ! ». Pour sa part, un trentenaire pour le moins fougueux nous promet : « Les vieilles personnes ont peur, terriblement peur. Et ils ont ciblé des gens très vulnérables, tant sur le plan physique, psychologique, financier que légal. On dirait qu’ils ont effectué des recherches avant de lancer leur raid contre nous. Mais tout le quartier se levait, se lève et se lèvera comme un seul homme pour les contrer ». A l’en croire, les gens, à Hawmat Chouk, se tiennent prêts à en découdre, si ça dégénère… Sûrs qu’ils sont de leur bon droit et qu’ils possèdent légalement leurs habitations, documents à l’appui. Mais quand on leur demande de nous les montrer, les intéressés se montrent méfiants, voire craintifs, trop craintifs même.
Méfiants
Ne connaissant pas les usages juridiques et les lois, ils ont certainement peur de faire un faux-pas, se contentant de nous orienter vers la Coordination en charge de leur défense dont fait partie Maître Abdelhakim Chbani qui visiblement n’en sait pas plus que nous : « Les gens disposent d’actes attestant leurs droits à habiter dans leurs maisons ! » Montrez-les-nous, alors, Maître !, demandons-nous. « Je ne les ai toujours pas reçus, mais dès que je les recevrai je vous enverrai des copies ». Mais de quelles sortes d’actes s’agit-il ? «Moi non plus je ne sais pas. Les gens n’ont pas suffisamment de culture juridique pour faire la différence. Ils peuvent penser avoir un acte, alors qu’en fait ils disposent d’un autre. Je dois les voir avant de me prononcer. Mais dès que je les recevrai vous les recevrez ». Par contre, à l’heure où nous mettions sous presse, nous n’avons toujours rien reçu, alors que la prochaine audience devrait se dérouler le 8 novembre. Le très aimable Abdelhak Talibi, membre de la coordination mais également avocat de métier même s’il n’est pas chargé de l’affaire, parle de droits : «Nous ne demandons que nos droits. Ces maisons, nous les avons achetées en bonne et due forme. Nous ne sommes pas des squatteurs ». Et en bon avocat, il poursuit: «Et, d’ailleurs, les convocations semblent aléatoires et très suspectes, comment ont-ils pu obtenir les informations sur les habitants ? Et ne parlons même pas des fonds de commerce existant sur ce terrain, dont certains valent plus de 1 millions de DH. Peut-on développer de tels commerces sur un terrain squatté ?», s’interroge-t-il.
Étranger à ce conflit, Maître Ahmed Amine Mehiaoui, du barreau de Casablanca, explique : « La plainte peut avoir pour adresse n’importe quel lieu dans lequel réside ou se trouve la personne contre qui elle est formée. Le requérant peut obtenir une ordonnance du président du tribunal par laquelle il habilite un huissier à faire un constat avec interrogatoire des personnes se trouvant dans l’immeuble squatté, pour savoir qui ils sont et sur quelle base ils occupent l’immeuble. Si la mission de l’huissier n’aboutit pas, la plainte peut parfaitement être déposée à l’encontre de personnes inconnues (et ce sont les services de police qui se chargeront de les identifier lors de l’enquête ». Du coup, les questions deviennent : y avait-il ordonnance du président du tribunal, oui ou non ? Et, surtout, que compte donc faire réellement cette société? Ester par groupe de 20 familles, jusqu’à pouvoir expulser les centaines et centaines de familles sur ce terrain ? Ça n’a pas de sens… Et ce serait interminable. On dirait plutôt… une prise d’otages. Une sorte de menace?! Maître El Ansari Oussama, l’avocat chargé de cette affaire par la société Charf Immobilier, livre une autre version des faits, étayée par des documents instructifs ! Des documents qui, en fait, expliquent tout… « Le fait de former plus de demandes par ma cliente contre les occupants de son lot sans aucune autorisation ou relation contractuelle établie de manière légale et régulière avec elle, n’est qu’une simple consécration du principe de la justice et du droit de défense de ses propres droits personnels et patrimoniaux ». En somme, en lui demandant pourquoi avoir fait ceci (sélectionner), il répond pourquoi pas ? C’est le droit de sa cliente… Et Maître El Ansari ne les a pas choisis au hasard. Ces documents racontent une histoire. Ils racontent toute l’histoire, la vraie histoire. D’abord nous avons une attestation de propriété et d’immatriculation de ladite société concernant ledit terrain. Puis nous avons une attestation d’inscription au registre de commerce de ladite société, immatriculée depuis 1967 mais active depuis 1948. Donc le propriétaire du terrain n’a pas changé (ce n’est pas une mafia)… Et nous avons ensuite une belle missive, datant de 1995, émanant du directeur général des collectivités locales demandant au wali de la région concernée d’étudier la contrepartie proposée par l’entreprise en échange dudit foncier, et on peut y lire très clairement que la société « a été victime d’un préjudice qu’il convient de réparer ». La société réclame, en échange de son bien, quatre terrains titrés, l’un de 34.169 m², le deuxième de 8.106 m², le troisième grand comme 47.600 m² et, pour finir, un quatrième terrain de 3 hectares 61 ares 02 centiares. Ça en fait des terrains. Le tout fait, très exactement, 125.977 m², à savoir un peu plus de 12 hectares et demi, en échange d’un terrain d’un peu plus de 14 hectares. Mais quand on se pose des questions sur la valeur réelle des terrains que la société demande aujourd’hui (peut-être ont-ils changé de demande) et leur comparaison avec ce que vaudrait aujourd’hui le terrain de Hawmat Chouk, et qu’on les pose, ces questions, à Maître El Ansari, ce dernier ne répond malheureusement pas. Nous n’en avons pas fini avec les fameux documents. Il en reste trois, très particuliers. Avant tout un document datant de 1998, établi par le conseil communal de Tanger, dans lequel il est mentionné que le conseil a accepté –à l’unanimité !- que le président résolve toutes les affaires de ce genre par compensation en acquérant entre autres des terrains makhzéniens et en les offrant en contrepartie des terrains que la Commune utilise, pourrait-on dire, indûment. Et Me El Ansari de s’interroger pourquoi l’engagement de la commune ne s’est pas concrétisé jusqu’à ce jour.
Dernier recours
Parmi les documents en notre possession, une correspondance datant de fin juin 2023 de la société demandant au Wali une résolution administrative de cette situation litigieuse, et la réponse du wali, sans équivoque possible : « Cette affaire est du ressort de la justice ». Après des dizaines d’années d’attente , c’est ce qu’on leur dit, à la société… On dirait les douze travaux d’Astérix et le labyrinthe absurde de l’administration romaine. Mais, quoi qu’il en soit, une chose est sûre: la société Charf Immobilier n’a eu recours à la justice qu’en dernier recours. C’est indéniable ! Cette affaire de ciblage d’une vingtaine de familles prend une autre tournure lorsque l’on sait ce qui est arrivé au niveau de la commune, dès que la patate chaude a atterri devant les juridictions compétentes. Les choses bougent ! L’affaire a été très rapidement traitée par le Conseil communal de Tanger et les déclarations des élus valent le détour. S’exprimant au sortir de la session lors de laquelle il a banalisé l’importance de cette affaire (qui, pour lui, ne requiert qu’une chose : que chacun y mette du sien), le maire de la ville, Mounir Lymouri, affirme: « En tant que conseil communal, nous ne pouvons pas abandonner ces familles et nous réfléchissons à certaines solutions possibles, à l’amiable, avec les propriétaires de ce terrain, à savoir la société, des solutions qui seront toujours en faveur des habitants. Je ne révélerai pas les propositions que nous avons faites à la société tant qu’on n’arrive pas à un accord, mais je peux vous certifier que tous les membres du conseil sont mobilisés pour défendre les droits des habitants ». Son de cloche différent du côté de Mohamed Hmami, président de la Commission du budget, des finances et de la programmation du Conseil, pour qui les choses sont loin d’être aussi simples. Lors de la session, il a tenu des propos pour le moins alarmistes et les responsables de cette situation sont, à l’en croire, évidents. Effectivement, selon Hmami, c’est la commune qui assume l’entière responsabilité de ce qui arrive, et plus précisément les conseils précédents . Il est attendu qu’apparaissent de nouveaux cas similaires, à en croire l’intéressé, des cas d’autres terrains à Tanger, titrés, dont les propriétaires ne sont plus en vie et dont les héritiers réclament la jouissance, alors que ceux-ci sont également occupés par des tiers. A Tanger, les spoliations de terrains sur fond de trafics et de complicités et les micmacs immobiliers, notamment sous les mandats des anciens maires, sont un sport national. C’est dire que l’actuel conseil communal a hérité de véritables cadeaux empoisonnés. Mohamed Hmami a perdu très récemment encore la majorité de la circonscription qu’il présidait, à Tanger. On l’accuse de beaucoup de choses, dont des malversations immobilières consistant, entre autres, en l’émission d’autorisation de construire antidatées. Mais la liste de ce dont on l’accuse est très, très longue et n’est absolument pas notre propos. Par contre, ce qu’il a dit est très important. En effet, et même si cela n’a peut-être rien à voir mais un document concernant la vente pour une bouchée de pain d’un autre terrain dans le même quartier, à savoir Hawmat Chouk, inquiète actuellement les autres habitants du quartier.
Comme si quelque chose se tramait, comme si tous les propriétaires des terrains alentour (ou les nouveaux propriétaires) étaient également en marche, profitant de cette aubaine. C’est un document datant de fin juin 2022 et qui fait état de la vente d’un bien de 1,19 hectare, par une famille syrienne et ses représentants, pour la modique somme de 1,78 millions de DH. Cet achat a été effectué par plusieurs Marocains, chacun ayant droit à une parcelle précise.
Un partage du gâteau qui dégage des relents peu ragoûtants ?
Ne parlons pas trop vite de mauvaise foi !
Abdellah Filali, ancien directeur régional de l’Habitat et de l’Urbanisme, de la Politique de la Ville de Tanger-Tétouan-Al Hoceïma (à la retraite), nous éclaire sur différents scénarii possibles, selon les actes légaux dont disposent les habitants : « Si les constructions édifiées sur ladite propriété sont titrées, aucune autorité ne peut décider la déchéance sauf dans le seul cas où les actes de cession sont trafiqués. Et Si les propriétaires des constructions sont autorisés d’une façon non conforme à la réglementation de l’urbanisme en vigueur, la responsabilité de l’administration est engagée ». M. Filali nous éclaire sur un autre aspect s’il est question d’occupation illégale du terrain : « Les squatteurs seraient là, oui, mais en plus il y aurait ceux qui ont acheté des biens sans qu’ils connaissent le problème. C’est à dire qu’une seule parcelle a été peut-être vendue plusieurs fois par un simple acte de vente non réglementaire mais légalisé. La justice peut ouvrir une enquête à l’encontre des vrais squatteurs si le recours est intenté par les occupants actuels pour abus de confiance seulement, c’est toute une gymnastique judiciaire sans fin. C’est pour cela d’ailleurs que l’État a interdit il y a quelques années toute cession de bien en dehors des actes établis par des notaires et/ou des avocats et refuse les actes établis par les adouls ou légalisés dans les communes. Pour information, plusieurs affaires similaires existent au Maroc, concernant des biens non immatriculés. L’essentiel c’est que les gens habitent peu importe comment sont achetées et/ou édifiées les habitations dont ils se portent acquéreurs ». Moralité: il ne faut pas conclure rapidement à l’occupation illégale… Ni, surtout, d’occupation de mauvaise foi. Le dossier est beaucoup trop complexe pour pouvoir s’appuyer sur des déductions hâtives.