Les signes extérieurs de richesse

Ce matin, en allant chercher sa baguette matinale, Lhaj Miloud tombe sur une scène qui aurait pu être qualifiée de surréaliste en d’autres temps… Une scène qui montre que le pays avance, envers et contre tout, diront les optimistes… Celle d’un agent en charge du ramassage des ordures en train de faire un retrait à un guichet automatique. Vous trouvez que ça n’a rien d’extraordinaire et vous avez bien raison ! Ceci dit, Lhaj Miloud, en sa qualité d’ancien banquier à la retraite, estime qu’il y a là matière à se réjouir… Les Marocains sont désormais de plus en plus bancarisés alors qu’il fut un temps où la banque était réservée aux personnes nanties….

Des gens au patrimoine et aux revenus conséquents qu’on courtisait et qu’on se disputait comme des chiffonniers entre démarcheurs de banques concurrentes ! D’ailleurs, même la classe dite moyenne y était admise presque à contrecœur ! Il n’y en avait que pour les riches et bien sûr, nos compatriotes expatriés, dits MRE et rebaptisés Marocains du Monde… Si les privilégiés étaient généralement exonérés de frais et commissions, du moins partiellement, cette catégorie de clientèle jouissait également d’un traitement de faveur en matière de rémunération de leurs dépôts… Devises que ne ferait-on pas en votre nom ? Bref, les pauvres étaient tout au plus tolérés pour être tondus comme des brebis de l’Aïd avec l’octroi de crédits immobiliers et à la consommation aux conditions draconiennes. Et quand ils étaient à la limite de leurs capacités d’endettement, ils se voyaient aiguillés vers des sociétés de consommation voraces aux taux d’intérêt à la limite de l’usure. Normal, vous rétorqueront les grands managers desdits établissements, il s’agit d’une population à risque, donc a priori non éligible au crédit…

Et si « on daigne » leur consentir des prêts, il faut bien intégrer le facteur risque dans les calculs. D’où les conditions de facturations extrêmes… Bref, les clients solvables payent pour les autres.  Une forme de « solidarité » bienvenue en ces temps de chacun pour soi, n’est-ce pas ? On en aurait presque la larme à l’œil !

Bref,  pour revenir à  notre éboueur atypique, il ne faut pas non plus perdre de vue qu’il ne dispose  sans doute que d’un service bancaire certainement réduit au strict minimum…

Il n’y a donc pas lieu de s’emballer et la démocratisation des services bancaires n’est pas tout à fait acquise ! Ce brave monsieur dispose peut-être simplement d’une carte prépayée et n’a donc certainement pas accès aux autres services bancaires de base comme un compte et encore moins un chéquier. Qu’en ferait-il d’ailleurs ? Trop risqué, d’autant plus qu’il n’est pas certain qu’il sache s’en servir !

Le fait est que les consommateurs en général ont de plus en plus accès à des services qui, au départ, étaient réservés à une minorité… Outre les cartes bancaires, le téléphone portable est devenu également un produit de grande consommation… Ainsi, Lhaj Miloud se souvient avec nostalgie de son premier téléphone… Un appareil encombrant et onéreux qu’on exhibait fièrement et qui vous propulsait de facto au statut de nanti…

Les cadres supérieurs se voyaient bénéficier d’un appareil à la «pointe du progrès » assorti d’un forfait téléphonique, suscitant la jalousie ou l’admiration de leurs collègues moins favorisés… On n’en est bien loin aujourd’hui ! Notre éboueur aussi dispose certainement d’un smartphone aux fonctionnalités multiples à un prix relativement accessible… Même les mendiants, on les voit passer des coups de fil pour parler à leurs proches ou discuter business avec des « collègues » sans que cela choque le moins du monde… Les enfants reçoivent leur premier smartphone dès l’âge de dix ans, voire moins, et en changent tous les deux ans, sous peine d’être la risée de leurs petits camarades ! Tout est devenu plus facile et plus accessible de nos jours… Et les signes extérieurs de richesse évoluent avec les époques… Le père de Lhaj Miloud était, dans les années soixante, le seul dans le quartier à disposer d’un téléphone fixe… Ce fameux téléphone noir à cadran qui ne sonnait que rarement et qu’on utilisait seulement pour les grandes occasions.

Il se souvient que des membres de la famille ou des voisins moins chanceux venaient parfois solliciter son paternel pour demander respectueusement d’utiliser son téléphone pour des cas de force (véritablement) majeure ! Aujourd’hui, avoir un téléphone, une carte bancaire, voire un véhicule particulier ne fait pas de vous un nanti… La démocratisation de ces symboles de la société de consommation n’a pas remis en cause la stratification sociale… Les bourgeois resteront des bourgeois et la plèbe restera cantonnée à sa condition de population de second ordre… Pire, l’évolution technologique fait que les nouveaux besoins ainsi créés obligent les moins favorisés financièrement à suivre pour ne pas être pointés du doigt ou considérés comme des marginaux. Même s’il est vrai que quelques oiseaux rares continuent à opposer une résistance farouche au tout technologique qui caractérise notre société moderne…  

A l’instar de Lhaj Omar, un ancien collègue de Lhaj Miloud… Un irréductible, un combattant de la première heure qui aura résisté à l’invasion de l’ordinateur portable et aux assauts des nouvelles technologies… Il est parti en retraite la tête haute, fidèle à sa machine à écrire indétrônable et à sa Mercedes 240. Quant au smartphone, il n’en a jamais eu ! Le meilleur moyen de vous déranger dans les moments de calme et d’intimité, clamait-il ! Quant à la carte bancaire, contrairement à l’éboueur, il s’en est toujours méfié comme de la peste ! Un instrument de paiement trop risqué et qui ne saurait remplacer son vieux chéquier… Le dernier des Mohicans, ce brave Lhaj Omar, il faut bien le reconnaître !

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