Une nation industrielle ne se décrète pas

Abdellah Chankou

«Le Maroc serait-il en train de devenir une nation industrialisée ? », s’interroge Vie Éco (22 //11) après l’exposé du chef du gouvernement mercredi mardi 19 novembre 2024 devant la Chambre des conseillers, consacré au « système industriel national comme levier de l’économie nationale ». Certes, le Royaume s’est doté dans ce domaine, comme l’a rappelé Aziz Akhannouch, d’une série de stratégies sectorielles ( le Plan émergence de 2005, le Pacte national pour l’émergence industrielle de 2009, le plan d’accélération industrielle ( 2014-2020), la Charte de l’investissement en 2022. Le tout accompagné d’un effort infrastructurel remarquable qui a enfanté, en plus d’un maillage logistique et autoroutier de qualité, le port de Tanger Med, fruit d’une belle vision royale, devenu «le premier port à conteneurs du bassin méditerranéen et d’Afrique.»

Mais force est de constater que ces investissements colossaux ont attiré pour le moment surtout quelques groupes étrangers de renom, notamment dans les secteurs automobile et aéronautique, attirés par son emplacement stratégique que lui confère un statut de hub mondial reliant trois continents (Afrique, Europe et Amérique) et ses coûts de production très bas propres aux destinations socialement moins disantes. C’est ce qui a permis à l’offre nationale exportable, boostée essentiellement par les voitures Renault, de représenter quelque 87% de produits industriels, soit une croissance de 33% par rapport à 2021.

Le Royaume est aujourd’hui une grande plate-forme industrielle en attendant de se hisser au rang de pays industrialisé. Il le sera sans conteste le jour où le grand capital privé marocain, dont l’essentiel de la richesse provient toujours des secteurs traditionnels, commencera à mettre ses billes dans les filières industrielles à haute valeur ajoutée. Synonymes de taux de croissance à deux chiffres et de plein emploi. Deux objectifs majeurs, finalité de toute politique gouvernementale, que le Maroc peine paradoxalement à réaliser malgré les atouts indéniables dont dispose le pays et un effort public colossal dans le domaine des infrastructures. 

On ne va pas inventer le fil a couper le beurre… Les ingrédients de la véritable émergence industrielle sont connus : un État stratège, une formation de pointe, un investissement conséquent dans la R/D et des capitaines d’industrie du cru volontaristes et ambitieux. C’est sur ces bases qu’ont décollé les nouveaux pays industrialisés ( NPI) comme la Chine, la Corée du Sud, Taiwan et Singapour ou les pays de vieille industrialisation occidentale, à l’image de l’Allemagne, la France, l’Italie ou les Etats-Unis. La preuve par les Boeing, Mercedes, Renault, Ferrari et autres Suzuki pour ne citer que ces noms de familles illustres dont les projets industriels éponymes, source de fierté de leurs nations respectives, ont conquis le monde.

Le Royaume est aujourd’hui une grande plate-forme industrielle en attendant de se hisser au rang de pays industrialisé

A défaut de conquérir le monde, le Maroc se fait conquérir puisqu’il importe plus qu’il n’exporte, ce qui aggrave le déficit structurel de la balance commerciale qui se creuse d’année en année. Ce déséquilibre profite évidemment aux pays exportateurs, notamment ceux avec lesquels le Maroc a conclu des accords de libre-échange. Seule solution pour renverser la vapeur, étoffer l’offre exportable nationale de telle sorte à réduire le volume des biens importés. Faute de quoi, il sera toujours plus rentable d’être agent importateur qu’industriel. Une tendance qui commence depuis quelques années à s’étendre au secteur agricole, à la faveur de l’ouverture des vannes aux importations d’une série de produits où le Maroc était historiquement autosuffisant comme les viandes rouges, le lait frais ou l’huile d’olive… Or, le déficit commercial sur le long terme où s’est installé le Maroc constitue un enjeu économique majeur sur deux plans : D’abord, en matière d’emploi en ce sens que les millions de containers, remplis de produits manufacturés ailleurs, qui entrent chaque année par le port de Casablanca, représentent autant de postes de travail en moins sur le sol national surtout pour des articles moins sophistiqués que l’on peut usiner localement ! Le Maroc se prive ainsi d’un levier essentiel pour réduire le chômage qui ne cesse de monter en flèche, atteignant des niveaux historiquement élevés ( plus de 13%) sous le gouvernement actuel. C’est se bercer d’illusions que de compter sur les carottes de la charte d’investissement pour renverser la vapeur. La solution idoine de la résorption de l’équation du chômage doit aussi être locale. A l’heure où la souveraineté industrielle a fait son entrée dans les discours politiques ici et ailleurs dans le sillage de la crise sanitaire et tout ce qu’elle a charrié comme prises de conscience mondiale quant à la nécessité de privilégier le produire-local en encourageant les relocalisations, il est essentiel que ce concept en vogue soit mis en musique par les responsables marocains.

 Au-delà des biens d’équipement à usage industriel ou agricole et les produits énergétiques et leurs dérivés, le Maroc a la possibilité de fabriquer sur son sol tous ces articles et autres babioles essentiellement domestiques en plastique, en verre ou en bois qui ne requièrent pas une technicité particulière. Et Dieu sait qu’il y’en a une flopée … A-t-on par exemple besoin d’importer des manches à balai et les verreries de table de Chine et des articles de bonneterie et les tapis de prière de Turquie ?

L’exécutif sera édifié et sans doute inspiré en jetant un coup d’œil sur la nomenclature des produits importés. Il ne manquera pas dès lors de réaliser que le Maroc ne fabrique pas grand-chose, que les Marocains sont juste des tubes digestifs et des consommateurs des créations des autres. Le génie marocain réputé pour sa créativité en prend un sacré coup. Objectif de cet exercice, lister tous les produits que le Maroc peut fabriquer sur son territoire de Tanger à Lagouira et se donner les moyens de faire orienter en synergie avec les départements concernés l’investissement national vers les secteurs concernés. L’industrialisation ce n’est pas seulement les mégas-projets dans l’automobile, l’aéronautique ou les énergies renouvelables. Elle démarre par des projets tout aussi essentiels dans divers pans de la petite industrie que le Maroc importe au lieu d’en favoriser l’émergence locale. 

Savez-vous par exemple que l’économie sociale solidaire nationale, tournée essentiellement vers la valorisation des produits du terroir, est lourdement handicapée par les prix excessifs de l’emballage( bouteilles et pots en verre ou PET, papier kraft…) qui viennent pour la plupart de l’étranger… ? Les tarifs pratiqués sont tels que les contenants, pas souvent disponibles, sont souvent plus chers que le contenu. Ce qui ne permet pas aux acteurs de cette filière d’être compétitifs alors que les produits de notre beau terroir sont d’une qualité inégalable.

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