En plein confinement, le gouvernement Al Othmani a obtenu via une décision judiciaire le droit de louer les bacs de stockage de la Samir. L’objectif proclamé de cette initiative, à savoir profiter de la baisse sans précédent des cours du brut pour reconstituer les stocks stratégiques du pays pour cause de Covid-19, tient-il vraiment la route ? Enquête.
Le 14 mai, l’Etat marocain a reçu le feu vert de la justice pour exploiter les bacs de stockage de la Samir. Rendu en urgence par le juge-commissaire en charge de la liquidation de l’entreprise, l’arrêt appuie la démarche introduite par le Premier ministre via l’agence judiciaire. L’exploitation des cuves du raffineur de Mohammedia, au nombre de 280 pour une capacité 1,51 million de m3, est basée sur un contrat de location dont le montant, la durée et bien d’autres conditions sont fixées selon les règles internationales en vigueur dans ce domaine.
Derrière cette initiative qui a pris de vitesse le landernau pétrolier se profile la main du ministre PJD de l’énergie et des mines Abdelaziz Rabbah qui a dû voir dans la baisse des cours du brut provoquée par la crise du Covid-19 une opportunité importante à saisir qui va au-delà de la nécessité de reconstituer du stock stratégique (60 jours minimum) : Stocker du pétrole (produits finis) à bas prix dans une perspective d’une reprise de l’envolée des cours. Le jackpot. La belle affaire.
Mais l’est-elle vraiment sachant que cette initiative, louable en apparence, n’est au fond qu’une activité spéculative encore plus incertaine dans un contexte d’extrême volatilité des prix orientés plus vers la baisse que vers la hausse en raison de la pandémie? Le marché du pétrole connaît un effondrement sans précédent depuis le mois de mars dernier en raison des restrictions de déplacements dans de nombreux pays et la paralysie qui a frappé l’économie mondiale pour cause du coronavirus. L’offre (surabondante) dépassant très largement la demande (atone), le risque, aggravé par l’incertitude qui entoure toujours la reprise mondiale, est grand que le Maroc se retrouve avec des stocks renouvelés à prix élevé par rapport au prix du marché. Sauf à être devin, comment le gouvernement peut-il être sûr à l’avance que les cours du brut vont continuer à baisser ou augmenter surtout que le FMI a prédit, en raison du «grand confinement», la pire récession mondiale depuis la Grande dépression des années 30 ? Si Rabbah et compagnie achètent du pétrole plus cher dans un marché qui fait du yoyo (plus vers la baisse que la hausse), une question se pose d’emblée: qui va supporter éventuellement la différence de prix et les autres charges liées au transport et au stockage ?
Et puis, la décision de l’Etat de se transformer en acheteur pose question surtout qu’il avait fait le choix de la libéralisation du secteur des hydrocarbures en décembre 2015, ce qui a fait des opérateurs privés les seuls acteurs des importations, du stockage et de la distribution des produits pétroliers au Maroc. Or, les partisans de l’Etat importateur mettent en avant l’article 5 du décret-loi sur l’état d’urgence sanitaire qui stipule qu’« en cas de nécessité impérieuse, le gouvernement peut prendre, de manière exceptionnelle, toute mesure de nature économique, financière, sociale ou environnementale à caractère urgent».
Or, selon les connaisseurs du secteur, le Maroc a plus à perdre qu’à gagner dans cette affaire de location des bacs de la Samir à l’arrêt depuis août 2015 pour cause de faillite sujette à caution de ses gestionnaires saoudiens. Les détracteurs de la démarche étatique dégainent plusieurs arguments qui plaident en défaveur de la location de la capacité de stockage du raffineur. En plus du risque potentiel toujours plus cher en cas de nouvelles baisses des cours, ils pointent le problème des créanciers de la Samir (banques, office des changes, administration des douanes…) qui sont toujours en attente de récupérer leur argent et que la location par l’Etat des installations de l’entreprise risque de compliquer un peu plus une situation déjà très complexe. Un expert de ce casse-tête judiciaire va même jusqu’à considérer que la démarche de l’Etat de jouer les importateurs est de nature à donner des armes au saoudo-éthiopien Mohamed Hussein Al Amoudi dans la plainte qu’il a introduite en mai 2019 contre l’Etat marocain auprès du CRDI (Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements) pour lui réclamer au titre des dommages et intérêts la bagatelle de 14 milliards de DH. « M. Al Amoudi peut présenter la location des réservoirs de la Samir comme un acte de spoliation d’une activité, la location des bacs de stockage, que sa société gestionnaire de la Samir Corral Morocco Holding peut réaliser», explique notre interlocuteur qui ajoute : Il y a aussi le risque que les créanciers étrangers de corral Maroc comme l’Américain Carlyle, qui détient une créance de 400 millions de dollars sur la Samir, fassent saisir les bateaux affrétés pour le compte de l’Etat marocain». Cela revient à créer des problèmes là où il n’y en a pas. « Mais rien n’est encore acquis, poursuit notre interlocuteur. Encore faut-il que l’Etat marocain trouve un loueur international qui accepterait de jouer le jeu et d’importer du pétrole raffiné». Et les pétroliers nationaux dans tout ça ? Dubitatifs quant au caractère judicieux de la démarche de Rabbah, ils sont eux-mêmes dans une situation difficile du fait des méventes estimées à près de 70% qu’ils ont enregistrées sur les mois de mars, avril et mai du fait de la crise sanitaire qui a réduit la circulation automobile et cloué les avions de la RAM au sol. « Nous avons du mal à écouler nos stocks de pétrole achetés avant la crise à un prix plus élevé que celui du moment et qui représentent aujourd’hui près de 70 jours de consommation », explique un distributeur. Pourquoi dans ces conditions Abdelaziz Rabbah cherche-t-il à ajouter des stocks au stock ? Quel intérêt a-t-il à se lancer dans une telle aventure ? Adore-il si bien la couleur noire qu’elle le fait carburer au quart de tour ?
Encadré
Un monde de brut
Le syndic de liquidation de la Samir a reçu trois offres émanant de sociétés étrangères qu’il a toutes rejetées, ne gardant que la proposition de l’Etat marocain. Les recalés, dont les propositions ont été jugées en deçà des attentes marocaines, sont la société biélorusse Neftan, la société Socar appartenant à l’Etat azerbaidjanais et la société Vernes-Partners basée à Genève et qui agit pour le compte de Shell International. Devinez qui est le représentant de cette enseigne au Maroc ? Mohamed Krimi , voyons ! Celui-ci n’est autre que l’ancien syndic de liquidation de la Samir ! Quel est magnifique le monde de brut !
M. Krimi avait été désigné en avril 2016 par le tribunal de commerce de Casablanca au poste de syndic judiciaire avant qu’il ne soit révoqué le 10 mai 2018 et remplacé par Abdelkbir Safadi. Ce limogeage est intervenu suite à une plainte de la BCP qui lui reprochait son manque de transparence sur le dossier Samir. Peut-on devenir courtier dans une affaire où l’on était impliqué ? Dans ce monde qui s’autorise tous les virages, la règle est-elle que tout le monde roule pour tout le monde? Le limogé qui carbure visiblement bien à l’éthique a-t-il encore sa place dans la profession des experts comptables ?