Dans cet entretien, Saâd Taoujni*, du haut de son expertise reconnue dans le domaine de santé, aborde les enjeux de la généralisation de l’assurance maladie et les obstacles susceptibles de se dresser devant la mise en point d’une offre de soins de qualité.
Le Canard Libéré : Le ministre délégué au Budget Fouzi Lekjaa a annoncé récemment la fin du RAMED et l’accès des démunis aux mêmes droits que les salariés et les fonctionnaires. Qu’en pensez-vous ?
Saâd Taoujni : Les chiffres avancés le 26 mai 2022 sont impressionnants et contradictoires : sur une population de 35 millions d’habitants d’après Fouzi Lekjaa (Selon le Fonds des Nations Unies pour la Population, la population marocaine compte 37,7 millions d’âmes), dont les 2/3 vivent dans la précarité, soit entre 23 et 25 millions de personnes. Cependant, selon le ministre délégué, les démunis seraient toujours 11 millions. Ce chiffre est resté invariable depuis plus d’une décennie ! Or, les dégâts des deux grandes crises récentes, essentiellement le covid et le taux élevé d’inflation provoqué par la guerre en Ukraine, sur les populations en situation de précarité et de pauvreté sont colossaux. L’impact sur leur revenu déjà maigre doit être considérable. Les données officielles avancées sont reprises dans tous les discours tandis que les cartes du RAMED ne sont plus délivrées et que le Registre Social Unifié n’a toujours pas vu le jour malgré les recommandations de la Banque Mondiale depuis 2014.
Donc, selon vous, les chiffres livrés par M. Lekjaa sont en-deçà de la réalité ?
Affirmer que les démunis bénéficieront des mêmes droits et prestations que les salariés interpelle à plus d’un titre, quand les rapports officiels signalent que quatre salariés sur cinq ne déposent aucun dossier de remboursement à la CNSS, les soins externes n’étant pas pris en charge et nécessitant le paiement direct et la présentation avant deux mois du dossier de remboursement. D’autre part, les salariés cotisent plus que les fonctionnaires et sont moins bien remboursés alors qu’ils sont régis par la même loi. Le restant à payer pour les deux catégories dépasse les 50% des frais réellement engagés. Par ailleurs, les démunis n’étant pas bancarisés, comment pourraient-ils être admis dans les cliniques privées, (concentrées dans 4 grandes régions) sans présenter un chèque de garantie et attendre la délivrance de la prise en charge définitive ? Sans oublier que parfois elle est refusée ou acceptée partiellement par la CNSS.
Qu’en est-il du problème de la tarification ?
Le problème de la tarification pour un nombre limité d’actes est posé dans les mêmes termes depuis 2009. Pourtant certains actes et produits pharmaceutiques sont plus chers au Maroc que dans des pays européens. Le ministre du Budget a par ailleurs annoncé que l’enveloppe consacrée au RAMED s’élève à 9 milliards de DH, chiffre repris depuis la présentation de la Loi-Cadre sur la réforme de la protection sociale en mars 2021, alors que les budgets 2021 et 2022 n’ont accordé que 4,2 milliards de DH par an au RAMED. Le montant des allocations familiales (14,5 MMDH) débloqués au profit de 7 millions d’enfants est supérieur à celui de 22 millions de ramédistes et de travailleurs non-salariés. Si ces deux catégories sont constituées chacune de 11 millions de bénéficiaires, est-ce que cela signifie que le nombre des travailleurs salariés est de 14,6 millions (Base HCP : 36,6 millions d’habitants en juin 2022), soit 40%, tandis qu’ils n’étaient que 31% en 2016 ? La protection de plusieurs catégories comme les Aides familiaux et les chômeurs, est encore occultée. Les chiffres contradictoires concernant la population et le financement sont déroutants.
Selon les chiffres officiels, la couverture des indépendants et des travailleurs non-salariés (TNS) a atteint 8 millions de bénéficiaires. Qu’en est-il réellement ?
M. Lakjaa affirmé que 22 décrets fixant le revenu forfaitaire mensuel de cette catégorie ont été signés et publiés et que 70 % de l’objectif a été atteint. Or, la réalité est tout autre : 2 millions de TNS ont été déclarés par les organismes de liaison et non pas assuré et réglé leurs cotisations. D’ailleurs, le chef de gouvernement a affirmé que seuls 10% d’entre eux ont payé leurs adhésions.
Ne pensez-vous pas que la généralisation de l’AMO risque d’être handicapée par la pénurie du personnel soignant qui frappe le Maroc du fait du départ d’un nombre croissant de praticiens vers l’étranger ?
Effectivement, la généralisation de la couverture médicale (AMO) et l’augmentation potentielle de la demande risquent de se heurter fortement à l’absence d’une offre de soins conséquente due principalement à un manque inédit et grave de ressources humaines sanitaires (RHS) qui sont au demeurant très mal réparties entre les régions et les provinces. La carence en personnel soignant n’épargne pas non plus le secteur privé, appelé à pallier les insuffisances endémiques de l’État dans le domaine de la santé. Savez-vous que des provinces entières du Maroc profond n’ont pas de réanimateurs, de psychiatres, de gynécologues, de traumatologues, etc. alors que l’OMS a alerté dès 2006 les pouvoirs publics sur un manque aigu de RHS. Le Maroc s’est engagé alors à former 3300 médecins par an. Mais au final, il n’en a formé que 1500 dont un tiers préfèrent s’expatrier.
Récemment, ce manque a été qualifié pudiquement de chronique, en réalité la situation est beaucoup plus dramatique et alarmante. Le manque de candidats aux concours de résidanats et d’internat en médecine conjugué à la rareté des candidats aux postes de médecins généralistes à pourvoir devraient donner des insomnies aux responsables du secteur. De même, les médecins étrangers, pour lesquels la loi adoptée en juillet 2021 a ouvert l’exercice de la profession au Maroc, ne se bousculent pas à la porte (moins de 50 candidats jusqu’à ce jour). Les raisons de cette absence d’engouement résident dans le fait que la demande de RHS est mondialisée et que le Maroc ne jouit pas de beaucoup d’atouts pour rivaliser avec des pays offrant de bien meilleures conditions en termes de revenus, de confort de vie et de formation (Rappelons que les médecins marocains se sont plaints à maintes reprises de la qualité de la formation reçue dans leur pays).
Pensez-vous que les maux de la santé publique au Maroc proviennent d’une insuffisance des moyens alloués ?
Les pouvoirs publics parlent d’un budget d’investissement de 7 milliards de DH pour 2022, alors que le budget de fonctionnement et surtout la masse salariale ne varient pas suffisamment pour régler le problème de la faible rémunération offerte aux RHS du public qui souffrent d’une absence de motivation alors que leurs conditions de travail sont pour le moins difficiles. Le nouveau modèle de développement manque d’ambition en la matière, il n’a prévu que 45 professionnels de santé pour 10 000 habitants en 2035, contre 15 actuellement. The Lancet estime en 2022 le besoin à 108,9. Le Maroc aurait besoin de 150 000 à 200 000 professionnels de la santé mais l’État ne réserve chaque année que 5500 postes budgétaires.
Le Maroc sera-t-il prêt à la généralisation de l’AMO d’ici fin 2022 ?
Étant donné les difficultés évoquées ci-dessus et la conjoncture géopolitique actuelle qui accroissent les charges de la compensation, augmentent l’inflation et réduisent le taux de croissance ainsi que les effets de la crise sanitaire qui perdurent, il serait très difficile d’affirmer la généralisation de l’AMO sera effective dans un délai de 6 mois. En tout cas, la question est posée alors même que l’on continue à affirmer le contraire de manière quasi unanime.