Se présentant comme le chantre national de l’internet des objets, du numérique et de la e-santé, Aba Technology a fait une montée en puissance trop rapide pour être saine. La voilà déjà mise à l’index dans une histoire pour le moins troublante. Révélations.
L’affaire a eu récemment droit à quelques lignes dans certains organes de presse écrite papier et électronique. Il s’agit de la démission-surprise de la cheftaine de la direction du médicament et de la pharmacie (DMP) Bouchra Meddah. Mais qu’est-ce qui motive ce geste inhabituel dans la grande administration nationale? Qu’est-ce qu’il cache de si peu avouable et de risqué pour que l’intéressée s’autolicencie deux ans à peine après sa nomination en conseil de gouvernement du 28 août 2020 ? La démarche étonne surtout que les fonctionnaires, quel que soit leur grade ou responsabilité, n’ont pas, tout comme les ministres, le réflexe de la démission. Le limogeage pour faute grave, incompétence ou tout autre motif sérieux étant pratiquement inexistant, le gros des troupes de la fonction publique ne se fait éjecter de son poste que par la limite d’âge ou par une démarche volontaire de demande de retraite anticipée validée par ses chefs hiérarchiques pour aller pantoufler au service du grand capital. Selon les informations qui ont circulé dans landerneau médico-pharmaceutique et relayées de manière laconique, notre responsable a préféré rendre son tablier à la suite de fortes pressions exercées sur elle par une entité privée opérant dans le secteur de la e-santé…
La e-santé au Maroc ? Pour ceux qui ne le savent pas, le Maroc a investi ce secteur en pleine expansion et très porteur via un groupe du nom de Aba Technology qui a cette particularité d’avoir été enfanté par le Covid. C’est à la crise sanitaire que cette enseigne, jusqu’ici inconnue au bataillon, doit son émergence spectaculaire, lui permettant de faire une ascension fulgurante tout en s’imposant comme un partenaire privilégié des pouvoirs publics dans la gestion technique et logistique de la campagne de vaccination à travers la mise en place de vaccinodromes connectés (comme celui de Bouskoura, dans la périphérie de Casablanca). Ces installations permettent de numériser le parcours du patient depuis l’enregistrement jusqu’à la vaccination, en passant par un dépistage, avec un QR Code à scanner à chaque étape.
Renseignement pris par le Canard qui s’est amusé à mettre son bec dans cette histoire, Bouchra Meddah a fait de la résistance face aux demandes insistantes des promoteurs de Aba Technology pour faire homologuer leurs outils de santé numérique issus des nouvelles technologies qu’ils prétendent fabriquer eux-mêmes dans leur usine à Casablanca. Mme Meddah, qui n’est visiblement pas du genre casse-cou ou sensible aux arguments sonnants et trébuchants, a-t-elle cherché dans une démarche d’anticipation à se protéger contre d’éventuels problèmes à venir liés aux exigences réglementaires et de fiabilité des e-dispositifs de santé qui n’en sont encore qu’à leur début au Maroc ? Une chose est sûre : Dans le Maroc de la fin des parapluies, les signatures de complaisance sont susceptibles de se retourner contre elle…
Facilités
Autant donc démissionner d’un poste devenu périlleux plutôt que de prendre le risque de se retrouver un jour au banc des accusés… Sur son site Internet, les dirigeants de Aba Technology de targuent pourtant de maîtriser « l’ensemble de la chaîne de valeur de l’IoT, de la fabrication des cartes électroniques jusqu’à l’intégration des solutions en passant par la fabrication des capteurs connectés, le développement des solutions de connectivité et du logiciel. Cette expertise rare et unique au niveau international, nous permet de provoquer des disruptions technologiques et d’inventer les nouveaux business models du futur tout en contribuant à la reconfiguration des chaînes de valeur pour devenir plus résilientes, efficientes avec une faible empreinte carbone ».
Révélation spectaculaire du coronavirus dans le domaine du bizness cocotte-minute, Aba accède sur le champ à toutes les facilités. Tapis rouge et éloges à tire-larigot. Parmi les soutiens décisifs de la jeune pépite figure le ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Économie verte et numérique d’alors, un certain Moulay Hafid Elalamy. Encore lui ! En avril 2021, il inaugure « le centre d’innovation d’Aba Technology » installé dans le 7ème étage du Technopark à Casablanca ? Donnant libre cours à sa fierté derrière son masque anti-covid, le ministre, visiblement conquis, tresse des lauriers à ce qu’il présente comme une startup marocaine qui contribue dans le secteur qui est le sien à construire la souveraineté industrielle nationale. La souveraineté industrielle! La nouvelle formule magique. Le mantra du moment. Elle est sur toutes les lèvres. Utilisée à tort et à travers. A toutes les sauces.
La crise sanitaire ayant montré les limites néfastes de la dépendance aux produits des autres, une camarilla d’opportunistes se sont empressés de s’introduire dans la brèche. En quête des bonnes affaires offertes sur un plateau par le secteur public en violation souvent des règles de transparence et de la concurrence loyale, ils perçoivent tout l’intérêt qu’ils peuvent tirer de la crise sanitaire qui offre opportunément l’occasion de surfer sur un patriotisme économique hautement juteux favorisé par le Covid et ses conséquences.
Virtualités
Aba Technology, qui se présente comme un groupe industriel et technologique, acteur global et intégré de la chaîne de valeur d’IoT (Internet of things, Internet des objets), fait-elle partie de ces enseignes montées à la va-vite pour siphonner les fonds publics? En tout cas, plusieurs zones d’ombre et non des moindres entourent, comme le montre la petite enquête du Canard, la genèse de ce groupe – dont la montée en puissance très rapide étonne – structuré autour d’une kyrielle de sociétés capables « d’accélérer les transformations digitales et de provoquer des disruptions technologiques» : Nextronic (design et prototypage produits, fabrication des cartes électroniques, fabrication première série) ; Nextcor (fabrication des produits électroniques); Hardiot (plateforme de connectivité et de sécurité entre l’électronique et le logiciel) ; Digieye (plateformes logiciels IoT (internet des objets) et IA (Intelligence Artificielle) ; Intelifex (intégration et l’installation des équipements IoT, managed services et maintenance). Toutes ces enseignes affichent un mode opératoire troublant côté conditions de leur création. Les unes comme les autres ont été montées, sous le régime d’une société par action simplifiée à associé unique, avec un capital de 10.000 DH chacune, partagent pour la plupart la même adresse de domiciliation, un appartement dans un immeuble sis boulevard Chefchaouni, quartier Sidi Bernoussi à Casablanca, et possèdent un seul dirigeant: Mohamed Benouda avec comme qualité : président-directeur général. Ce dernier apparaît également dans trois autres enseignes comme associé avec Yassine Abouch présenté comme un « serial entrepreneur » dans le secteur du high-tech made in Morocco. C’est lui, selon toute vraisemblance, qui possède le savoir-faire technique et technologique et autour duquel a été construit tout le business du groupe Aba dont il est vice-président.
Les affaires où ils sont partenaires ont pour noms Nextcor (création le 21 octobre 2020) spécialisée dans la fabrication du matériel électronique, Hardiot (installations électriques créée le 4 mars 2021) et Injecta (injection plastique en impression) montée le 7 mai 2021. Titulaire d’un doctorat en management, M. Benouda affiche un parcours professionnel pour le moins atypique loin de l’univers digital et ses virtualités.
Démarrage de sa carrière professionnelle au Maroc chez Lafarge Ciments (1999-2002) avant de s’expatrier en France où il travaille pour la SNCF et KLB Group. Retour en 2010 au bercail où il intègre la société nationale de transport et de la logistique (SNTL) comme directeur de développement; il en prend les commandes en 2015 et la quitte deux ans plus tard pour un poste de directeur général de Palmeraie Développement. Voilà que Mohamed Benouda surgit là où on l’attend le moins. Le secteur des nouvelles technologies appliquées à la santé.
Fait encore plus troublant propre à interpeller ? Le statut initial de Aba Technology, la holding technologique qui fédère les différentes filiales du groupe présentées comme des startups. Créée en 2016, Aba Technology affichait en effet à sa création une activité en relation avec «le placement ou la gestion des valeurs mobilières». Et voilà par l’on sait quel pouvoir magique elle s’est transformée en «chantre de la tech made in Morocco». Vous avez dit mystère ? Encore plus extraordinaire, l’enseigne qui a obtenu le marché des vaccinodromes, en l’occurrence Mediot, qui fait partie de la galaxie Aba, n’a été immatriculée au registre de commerce que le 21 mai 2021.
Alchimie fabuleuse
Or, en août de la même année, soit trois mois plus tard à peine, Mediot livre son premier vaccinodrome «intelligent» dans la périphérie de Casablanca ! Quelle prouesse ! Avouez que c’est plus rapide que Lucky Luke, l’homme qui tire plus vite que son ombre ! Or, seuls les esprits tordus ou chagrins seraient tentés de penser que Mediot a été monté dans l’urgence pour décrocher spécialement le marché juteux des vaccinodromes! Question qui coule tout de même de source: Comment se fait-il qu’une société fraîchement constituée avec un capital de 100.000 DH, sans références techniques ni financières de surcroît, qui n’a même pas encore bouclé une année d’exercice, décroche un marché colossal de gré à gré de plusieurs millions de DH? De quelle expérience et expertise peut se prévaloir une telle société dont la première transaction commerciale a été réalisée avec l’Etat ?!! Aba se targue d’avoir réalisé un chiffre d’affaires de 230 millions de DH en 2021. Pas mal du tout pour une enseigne de création très récente avec quelques dizaines de milliers de DH! Aba, une nouvelle exception marocaine ? Est-ce au nom de l’urgence sanitaire, qui permet de passer les marchés de gré à gré au profit des copains et des coquins, que Aba a décroché sans concurrence ni transparence le business des vaccinodromes ? En tout cas, le résultat de cette alchimie fabuleuse est là : Aba Technology est devenu en un temps record un groupe qui a pignon sur rue, qui s’érige en concurrent des géants mondiaux du secteur, revendiquant pas moins de 850 collaborateurs dont une centaine d’ingénieurs, un centre technologique, une usine à Bouskoura et une unité industrielle à Aïn Sebâa… L’improbable adresse de domiciliation sur boulevard Chefchaouni à Casablanca ne sied plus à la stature et aux ambitions affichées par notre groupe technologique qui se pose désormais en champion de l’industrie 4.0 localement produite.
Aba Technology qui joue dans la Cour des grands occupe le 7ème étage du Technopark dédié à l’écosystème des entreprises innovantes et aux incubateurs d’entreprises dans les secteurs de la tech. Il faut bénéficier d’un sacré coup de main pour décrocher des locaux en hauteur avec une belle vue sur la capitale économique. Ce n’est pas la seule prise des patrons de Aba qui se sont offerts un ex-ministre, Othman El Ferdaous pour ne pas le nommer, qui a été recruté le 31 janvier 2022 en tant que vice-président en charge de la croissance et du développement des partenariats stratégiques. La nouvelle recrue était chargé en tant que secrétaire d’État (2017-2020) auprès d’un certain Moulay Hafid Elalamy-encore lui- du Plan d’Accélération Industrielle et la structuration de l’Agence du Développement Digital au Ministère de l’industrie, de l’investissement, du commerce et de l’économie numérique. Fort de ses appuis l’establishment, Aba Technology qui proclame son ambition d’exporter ses solutions digitales, multiplie les partenariats dans le domaine de la e-santé considéré comme le nouvel eldorado du numérique.
Signature le 30 décembre 2021 d’un accord avec Moroccan Medical & Biomedical Industrial Cluster (MMI) pour le développement de l’industrialisation de dispositifs médicaux “Made in Morocco” ; conclusion en juin 2022 d’une convention d’adhésion au programme Data Tika avec la Commission nationale de contrôle de la protection des données à caractère personnel ; partenariat en mars 2021 avec l’Université Mohammed VI des Sciences de la Santé (UM6SS) «pour l’accélération du développement des start-ups dans le domaine de la santé». Maintenant qu’on lui a mis le pied à l’étrier et ouvert toutes les portes, Aba Technology ne compte certainement pas s’arrêter en si bon chemin. Parce que tout est très Net ?
Aba l’opacité !
Aba Technology se targue d’être présent en France, en Espagne et en Chine. Effectivement, la société a une existence dans l’Hexagone où le Canard a découvert ses traces à Bordeaux et à Paris.
Selon les renseignements juridiques la concernant, Aba Technology de Bordeaux a été fondée le 22 décembre 2020 avec un capital social de 5.000 euros par Raouf Ben Aouissi. Spécialisée en « conseil en systèmes et logiciels informatiques », elle déclare 1 à 2 salariés.
A Paris, Aba Technology affiche un autre fondateur du nom de Amer Benouda, le frère du président de Aba Technology Maroc que l’on retrouve comme vice-président dans la toile Aba. Date de création de cette société par actions simplifiée le 15 juin 2021 avec un capital social de… 1.000 euros, soit environ 12.000 DH ! Pas le même patron mais la même activité que son homonyme bordelaise. Quant à une implantation de Aba Technology en Chine et en Espagne, le Canard n’a encore rien déniché. Mais il continue ses recherches, fort de son mort d’ordre : Aba l’opacité !