Expert international en matière de développement durable et d’innovation, Mohamed El Kettani a publié dans le magazine Forbes du 23 janvier 2023 une contribution instructive sur les défis posés par la décarbonation au secteur industriel dans toute sa diversité. Vu son intérêt et les enjeux qu’elle aborde, Le Canard Libéré a décidé de la faire partager avec ses lecteurs.
Nous pénétrons dans une époque critique du 21ème siècle marquée par des désordres moraux, socio-économiques et écologiques. En particulier, le secteur industriel, inhérent à l’activité humaine, est traversé par des instabilités et des mutations considérables. Actuellement, des pans entiers de l’industrie font face à des menaces climatiques destructrices. Ce qui indique que les recettes du passé ne sont plus concluantes pour fabriquer le nouveau monde durable que nous souhaitons. C’est la raison pour laquelle, il nous faut regarder le sujet en face, sans fuir les vraies problématiques qui freinent la croissance soutenable de l’appareil productif.
Dans la suite de rupture des chaînes de valeur mondiales et de tensions accrues sur les ressources, il a été démontré qu’il est vital de pousser vers des alternatives probantes pour construire une véritable souveraineté industrielle. Cette refondation passe par la décarbonation structurelle de nos industries, qui est de toute évidence conditionnée à la clarté de la vision politique, l’agilité du secteur privé, la contribution active des prospectivistes à la définition d’une politique anticipatrice et l’investissement dans les technologies futuristes. Il faudrait notamment promouvoir l’innovation collaborative et sociale pour développer des solutions sur mesure et adaptées aux besoins des industriels en vue de satisfaire les attentes évolutives des consommateurs.
Normes claires
Dans l’objectif de faire ressentir l’impact sur le terrain par les forces vives, il convient de repenser le modèle industriel, en insufflant une dynamique réformatrice et créatrice de valeur au lieu de faire supporter aux systèmes en place des mesures réparatrices souvent imposées brutalement et sans aucune concertation. Il est absolument central de sortir d’une logique d’accaparement de la question climatique par les politiques pour la rendre plus accessible aux citoyens. En clair, il faut savoir manier verticalité et horizontalité dans l’action publique face au changement climatique. C’est en adoptant cette approche renouvelée et démocratique, que l’écologie positive prendra le pas sur l’écologie punitive. Il s’agit vraiment du cœur de la vie des populations et non pas uniquement d’un sujet exclusivement technique réservé aux seuls experts hautement qualifiés.
Il est certain qu’aucune industrie ne sera exempte de profonds changements dans la nature des produits et services qu’elle génère. Naturellement, l’industrie lourde comme l’aluminium, l’acier et le ciment, trop gourmande en énergie, est responsable d’un grand volume d’émissions mondiales et doit s’insérer davantage dans les transformations durables. Pour y parvenir, l’écosystème mondial a besoin de normes claires pouvant renforcer l’invention de produits à faible teneur en carbone tout en maintenant la compétitivité économique. Dans ce sens, l’Organisation des Nations Unies pour le Développement Industriel (ONUDI) a rassemblé les gouvernements et le secteur privé via « l’Industrial Deep Decarbonization Initiative » en vue de déclencher un marché d’avenir autour des matériaux à faibles émissions de carbone.
Convaincu de l’impact du green Business, le leader du monde de la construction LafargeHolcim a fixé des objectifs pragmatiques de réduction de son empreinte carbone et s’active sur tous les fronts pour transformer son modèle de production en embarquant l’industrie cimentière dans cet élan. De manière significative, cet acteur pionnier investit dans la recherche de solutions moins émissives et promeut la circularité en privilégiant le béton bas carbone tels que ECOPact et Susteneo. En outre, le Groupe participe à la plateformisation des démarches de décarbonation via Decarb connect conçue par un consortium d’industriels modernistes. Pour chaque pays, le sujet de l’énergie constitue une priorité absolue. En revanche, le passage aux énergies renouvelables ne résout qu’une fraction des émissions industrielles. C’est pourquoi, il parait hautement stratégique de miser sur une large diversité de technologies propres pouvant réduire drastiquement les émissions de l’industrie, à l’instar des technologies de Capture, Utilisation et Stockage du Carbone (CCUS) qui méritent d’être intensifiées sur le marché international. En d’autres termes, la recherche, le développement et la démonstration (RD&D) sont des leviers puissants pour mettre sur pied de nouvelles options de décarbonation.
Leader mondial
Dans ce domaine, il est crucial de s’outiller en laboratoires de classe mondiale pour rivaliser avec des compétiteurs de haut rang qui font bouger les lignes à l’image du Centre pour l’Electrification et la Décarbonisation de l’Industrie (CEDI) du Massachusetts Institute of Technology – MIT, agglomérant des chercheurs de premier plan pour imaginer des solutions d’énergie novatrices à même de changer structurellement la donne et d’abattre les barrières de la décarbonation. Point intéressant, l’industrie de l’hydrogène vert connait d’importantes avancées et absorbe des innovations technologiques en électrolyseurs et piles à combustibles qui permettent de gérer l’intermittence des énergies renouvelables. Au moment où la préoccupation concernant l’état de notre planète devient grandissante, tous les pays accélèrent la prise en compte des accords internationaux dans les plans d’action nationaux. Dans cette lignée, le fonds de décarbonation de l’industrie de 70 millions de dollars déployé par la Nouvelle-Zélande, a vocation à fortifier l’économie et à créer des emplois qualitatifs et durables.
L’élément structurant de ce soutien financier réside dans la valorisation de la chaleur des procédés industriels qui joue un rôle moteur dans l’amélioration de l’efficacité énergétique globale. En cohérence avec la politique de transition durable du Maroc remarquablement portée par le Roi Mohammed VI, le groupe OCP a officialisé le lancement du programme d’investissement vert de l’ordre de 13 milliards d’euros pour la période 2023 – 2027, et réaffirme ainsi ses engagements phares pour l’atteinte de la neutralité carbone avant 2040. Ce projet de renaissance industrielle accorde une place particulière à l’ensemble de l’écosystème, et favorise une fertilisation de précision ajustée aux spécificités locales grâce à l’intelligence artificielle et l’innovation avec le concours l’UM6P. Clairement, la dynamique du leader mondial de la production de phosphate gravite autour de la massification des énergies renouvelables qui vont permettre aux technologies de l’hydrogène vert de s’émanciper et d’ouvrir de facto la voie à la production d’ammoniac décarbonné et compétitif. Il est par ailleurs indispensable de collaborer avec des partenaires robustes sur un tel gisement de croissance durable. Sur ce registre, le positionnement du Groupe Norvégien Yara International est exceptionnel du fait de l’adoption d’une approche holistique via sa nouvelle unité agrégatrice Yara Clean Ammonia. Audacieusement innovant, le groupe OCP se met en ordre de bataille pour profiter du plus haut degré de performances durables et se transmuer progressivement en entreprise régénérative.
L’Europe a bâti un cadre institutionnel et des mécanismes de financement intelligents à l’image des contrats carbone pour différence (CCPD), qui appuient la démocratisation des technologies industrielles à faibles émissions et l’utilisation de l’hydrogène propre dans la volonté d’offrir aux investisseurs un environnement propice à la décarbonation de l’ensemble des systèmes industriels européens. Il est clair que les réformes volontaristes de la commission européenne influencent considérablement le modèle industriel français.
Dérégulations
Dans le prolongement de cette politique, le plan France 2030 imaginé par le gouvernement alloue environ 6 milliards d’euros à la décarbonation de l’industrie via le financement des innovations bas carbone et l’octroi d’aides directes aux opérateurs pour se conformer aux règles et normes européennes. Outre atlantique, le Département de l’énergie des Etats-Unis (DOE) a construit une feuille de route qui représente la vision de l’administration américaine en matière de décarbonation industrielle. Ce projet long-termiste qui se veut stimulant pour l’économie, concerne prioritairement les industries chimiques, le raffinage pétrolier, le ciment, l’agroalimentaire et la production d’acier. En raison des complexités des procédés, chacune de ces industries exige une approche spécifique et multifactorielle. Pour garantir la réussite de cette impulsion, les autorités misent sur une forte implication des parties prenantes, une administration plus souple et un paquet de mesures fiscales incitatives. D’autant plus que ces changements transformationnels sont renforcés par la loi «Inflation Reduction Act » votée par le congrès américain, et qui prévoit 370 milliards de dollars d’investissement dans des secteurs d’avenir avantageant le « Made In America » comme les énergies renouvelables, l’électrification industrielle, le véhicule du futur et l’agriculture durable. A travers la réforme du crédit 45Q et la généralisation des démonstrations grandeur nature englobées dans ce nouveau plan, les technologies de rupture relatives notamment au captage de carbone vont être boostées pour installer un marché solide. Notablement, cette stratégie globalisante est soutenue puissamment par le président Joe Biden, et devra faire progresser les indicateurs et les objectifs climatiques mondiaux. Parmi les pays innovants dans le domaine de la décarbonation des systèmes productifs, on retrouve Singapour qui se distingue par un arsenal d’actions emblématiques. Le caractère visionnaire de cette cité-Etat a encore une fois été confirmé au travers le lancement de Temasek.
Ce fonds souverain a élaboré la plateforme GenZero, destinée au financement et à l’accompagnement de projets industriels durables de par le monde, en priorisant l’investissement dans les technologies de pointe et protectrices de la nature dans la perspective de générer un impact positif sur la planète. Réellement, une large part de la croissance industrielle au niveau mondial est corrélée à l’exploitation des ressources naturelles. En quelques années, notre système climatique a subi des dérégulations en raison d’une mauvaise gestion du capital naturel, qui gagnerait à être mieux intégré dans les stratégies d’une industrie plus circulaire alliant productivité et soutenabilité. Comme réponse à cet enjeu central, «l’Initiative Taskforce on Nature-related Financial Disclosures » (TNFD) apporte un socle méthodologique précieux pour les acteurs financiers et opérateurs économiques en matière de prise en compte des risques afférents à la nature. En parallèle, la « Biodiversity Finance Initiative » (BIOFIN) assiste les gouvernements dans le processus de mobilisation des financements pour la protection des écosystèmes et de la biodiversité notamment dans les pays en développement, au service d’une planète plus juste. Notoirement, les déclinaisons opérationnelles de cet instrument vertueux se sont amplifiées, comme le Canada qui a annoncé une aide financière d’un montant de 255 millions de dollars en faveur de projets vivifiants dont la stratégie forestière au Maroc.
Il est sans doute temps d’accélérer la transition bas-carbone à une plus grande échelle car la politique des petits pas n’est plus tenable au vu des conséquences écologiques perceptibles du secteur industriel. D’autant plus que les scientifiques du GIEC tirent la sonnette d’alarme et mettent en avant l’urgence d’emprunter un autre chemin pour préserver les équilibres planétaires. Pour donner corps aux engagements des entreprises et valoriser leur différentes stratégies de décarbonation, il existe des démarches de labélisation à l’instar de « la Science Based Targets Initiative », qui a lancé le référentiel Net Zéro aidant les groupes industriels à définir des objectifs fondés sur la science, pour réduire profondément leurs émissions sur l’ensemble de la chaîne de valeur, tout en clarifiant les pistes crédibles de compensation carbone. Connaissant un succès croissant auprès des organisations, ce cadre d’action organise la construction d’une trajectoire carbone évaluable et alignée sur les plus hautes exigences fixées par l’Accord de Paris sur le changement climatique. Enfin, en combinant progrès industriels et valeurs climatiques, notre appareil productif est en capacité de se transformer pour capturer de nouvelles poches de croissance dans les années à venir. Sur le fondement de de ce mouvement inclusif, les opérateurs industriels doivent parvenir à convertir l’impératif de la décarbonation en opportunités de reconquête industrielle. Pour l’essentiel, il importe de former un programme mixte de changement systémique centré sur l’accélération technologique, la redéfinition du modèle d’affaires et l’affleurement d’un réseau de valeur. Graduellement, la réunion de ces trois paramètres aboutira à l’ancrage des meilleures pratiques industrielles.