Enseignant-chercheur, directeur du groupe de Recherche en Géopolitique et Géoéconomie de l’ESCA, Nabil Adel décortique dans cet entretien les raisons profondes de la hausse inquiétante de l’inflation, dopée notamment par la flambée des prix de l’alimentaire.
Le Canard Libéré : Dès le premier trimestre 2022, vous avez été parmi les rares analystes à remettre en cause l’explication donnée au mouvement haussier des prix par l’inflation importée contrairement au consensus ambiant tout en prévoyant que celle-ci allait continuer de progresser. Sur quoi vous basez-vous pour affirmer cela?
Nabil Adel : On avait observé dès le troisième trimestre 2021 que le mouvement haussier des prix entamé à partir de l’été 2021 n’avait rien de passager et qu’une tendance inflationniste était en train de s’installer.
Les tensions géopolitiques et la hausse des prix des hydrocarbures n’expliquent qu’une partie du problème. Je vous rappelle que pendant la décennie 2000, nous avons eu les guerres d’Irak et d’Afghanistan, la lutte globale contre le terrorisme et la multiplication par 5 des prix des hydrocarbures. Et pourtant l’inflation est restée à des niveaux modérés, soit autour de 2% en moyenne.
L’inflation actuelle était donc à chercher dans les conséquences de la politique monétaire laxiste menée depuis plusieurs années par Bank-Al-Maghrib et accentuée par la Covid-19. L’injection massive de liquidités dans l’économie sans contrepartie en production aussi bien au Maroc que dans beaucoup de pays, a fini par réveiller le monstre inflationniste.
Nous étions donc bel et bien dans une inflation aux racines monétaires et non importées.
Pour juguler cette inflation galopante, le conseil de Bank Al Maghrib a relevé de nouveau son taux directeur de 50 points de base. Est-ce la bonne stratégie à déployer?
Naturellement, c’est la bonne mesure à prendre ; même tardive, elle est nécessaire mais non suffisante. Elle est tardive parce que BAM a perdu au moins deux trimestres au cours desquels, il aurait pu intervenir et raccourcir le cycle de sortie de cette crise. Elle est nécessaire parce que l’inflation à laquelle nous assistons est typiquement monétaire, due à une création monétaire depuis plusieurs années sans soubassement en production de biens et de services.
Enfin, elle n’est pas suffisante, si elle n’est pas couplée à une politique budgétaire restrictive en matière de dépenses publiques, le déficit budgétaire étant un accélérateur d’inflation.
Ce qui ne semble pas être le cas, aujourd’hui. Le gouvernement passe à côté de la réalité en persistant à penser qu’envoyer quelques contrôleurs de prix sur le marché suffira à venir à bout d’un phénomène macroéconomique.
Le gouvernement n’est pas d’accord avec la politique de resserrement monétaire adoptée par BAM qu’il juge préjudiciable à l’investissement et à l’emploi. Existe-t-il un autre moyen pour stabiliser les prix ?
Le gouvernement ne semble pas prendre la véritable mesure du problème. Il s’est engagé sur la création d’un million d’emplois et ne veut pas en démordre. Avec une telle attitude, il se coupe des outils de compréhension du phénomène, de sa qualification et de son traitement.
Tout se passe comme si dans cet exécutif, il n’y avait personne pour expliquer à son chef que le phénomène est loin d’être passager et que le monde est en train de payer son laxisme monétaire des années précédentes.
Aujourd’hui, la grogne sociale est telle que Aziz Akhannouch ne doit plus s’offrir le luxe de perdre du temps, car l’inflation entre dans la phase où elle risque de devenir bientôt incontrôlable. A 10% en février, nous entamons une période ouverte sur tous les scénarii y compris les plus cauchemardesques. Nous avons tiré la sonnette d’alarme il y a un an. Je crains que l’on ne soit plus dans le préventif et qu’il faut désormais passer au chimiothérapique.
Quant à l’impact de cette hausse sur le financement, qu’il nous soit permis de rappeler que les baisses des taux directeurs depuis presqu’une décennie n’ont qu’un effet marginal sur la croissance et l’emploi. Ces derniers sont restés tributaires de la clémence du ciel.
Le haut-commissaire au plan Ahmed Lahlimi pense pour sa part que l’instrument monétaire ne jugulera pas l’inflation, arguant que celle-ci trouve principalement son origine dans l’insuffisance de l’offre agricole imputable à la sécheresse. Partagez-vous cet avis ?
Cette analyse ne résiste pas à l’épreuve des faits. Les indices de production industrielle n’ont pas régressé en 2022 ; bien au contraire, comme on peut aisément l’observer dans les rapports du HCP lui-même.
D’autre part, l’effondrement de la production en 2020 en pleine pandémie ne s’est pas traduit pas une telle hausse des prix. Même les années de forte sécheresse (2016 par exemple) où la production agricole a chuté, l’indice des prix est resté à des niveaux assez faibles.
Avec cette spirale inflationniste, le Maroc et surtout ses couches vulnérables paye le prix de la politique monétaire pratiquée depuis au moins 2007, marquée par une progression de la masse monétaire non seulement plus rapide que le niveau des prix, mais encore plus forte que le niveau de production lui-même (M3/PIB supérieur à 100%).
Cette folie monétaire a atteint son paroxysme pendant la crise de la Covid-19, la masse monétaire connut alors un bond significatif. Pour faire face aux effets de la pandémie, la monnaie en circulation est passée entre 2020 et 2021 à respectivement 138% et 135% du PIB contre 119% en 2019.
Quels sont de votre point de vue les risques que fait peser une inflation non maîtrisée pour le pays?
L’inflation est toujours synonyme de troubles sociaux. Rappelons les crises sociales au Maroc de 1981, 1984 et 1990. Elles ont toutes eu lieu dans un contexte de forte inflation.