Du Goût à la Technologie : La science peut-elle révolutionner les concours littéraires ?

Pour bien comprendre la subjectivité des prix littéraires, imaginez les concours comme des réseaux sociaux et les juges humains comme leurs utilisateurs. Un roman y joue le rôle d’une publication controversée : certains en louent les idées, d’autres les rejettent ; certains la trouvent inspirante, d’autres provocante ; tragique pour les uns, risible pour les autres. Les prix littéraires sont ainsi influencés par le goût personnel, l’interprétation individuelle, mais aussi par des facteurs externes comme la politique, la culture, l’identité ou les intérêts particuliers. La science et la technologie peuvent-elles offrir un moyen plus objectif et plus fiable d’évaluer les œuvres littéraires ?

Structure

Les juges humains évaluent la structure narrative en analysant l’organisation de l’histoire et l’interaction entre l’intrigue, les événements et les transitions. Cette structure doit rester cohérente, comme l’a souligné Ellen Mattson, qui insiste sur un « développement qui dure à travers les livres ». Pourtant, les préférences personnelles influencent la perception de ce qu’est une bonne structure, entraînant des évaluations variables. Les juges peuvent aussi mal interpréter l’intention de l’auteur, surtout dans les récits complexes, et peinent souvent à comparer plusieurs soumissions pour déterminer la structure la plus équilibrée.

Langage

Interrogée sur les critères du prix Nobel, Mattson a répondu : «Tout est une question de qualité, surtout littéraire. Le gagnant doit écrire une littérature excellente.» Pour cela, un écrivain doit maîtriser la grammaire, le style et les procédés littéraires comme la métaphore, l’imagerie, l’ironie ou le symbolisme. Certains juges, manquant de maîtrise linguistique, peuvent avoir du mal à repérer ces procédés littéraires. La BBC cite Mme Phillips, directrice de St Catherine’s dans le Surrey : «Beaucoup de nos enseignants les plus brillants ont peu ou pas de bases en langue anglaise ou en grammaire.»

Originalité

Dans son article «Qu’est-ce qui rend un roman beau? Voici six critères pour la grande littérature», Madeleine Rose Jones définit l’originalité comme la capacité d’un roman à réinventer ce qui a déjà été fait, en combinant forme, structure et thème pour surprendre le lecteur. Cependant, il reste difficile de déterminer l’originalité et l’authenticité. En 1995, Helen Demidenko, sous ce pseudonyme, a remporté le prix Miles Franklin pour The Hand That Signed the Paper, affirmant des origines ukrainiennes pour légitimer son récit. Plus tard, il a été révélé qu’elle s’appelait en réalité Helen Darville et était d’ascendance britannique, suscitant une forte controverse sur l’identité de l’auteur et l’authenticité en littérature.

Impact émotionnel

Les jurés évaluent l’impact émotionnel d’un récit — s’il suscite tristesse, colère, joie ou sympathie. Pour Madeleine Rose Jones, l’émotion est essentielle à la beauté d’un roman : «Nous ne cherchons pas dans la littérature une expérience morose, mais une meilleure compréhension des émotions humaines.» De Les Frères Karamazov à Un Conte de deux cités, l’émotion est au cœur de la lecture, illustrant son importance dans la littérature. Cependant, les réactions des juges varient, et le contexte culturel peut créer des malentendus lorsqu’ils sont confrontés à des récits issus de cultures peu connues.

Thème et profondeur

Les thèmes sont les idées sous-jacentes qui donnent à un roman sa signification profonde. Les juges évaluent comment les thèmes sont développés à travers les personnages, l’intrigue et le cadre, et si l’œuvre offre des perspectives nouvelles ou des insights profonds. Cependant, il existe un risque que les juges favorisent les œuvres qui correspondent à leurs propres croyances et attentes culturelles. Les thèmes issus d’autres horizons peuvent être mal compris ou sous-évalués si les juges ne les connaissent pas. Dans les récits complexes, les juges peuvent aussi ne pas saisir pleinement les thèmes, ce qui limite leur évaluation.

Développement des personnages

Les juges, lors de l’évaluation d’une œuvre littéraire, recherchent des personnages crédibles avec une profondeur psychologique, dont le comportement reste cohérent avec leurs traits. Ils évaluent leur développement, reflet d’expériences humaines réalistes, et la capacité des lecteurs à s’y identifier. Cependant, les biais personnels des juges peuvent influencer leur perception des personnages, notamment en termes de crédibilité et de compréhension. Les personnages issus de milieux différents peuvent être mal compris ou sous – évalués si les juges manquent de familiarité culturelle. Les auteurs peuvent aussi créer des personnages ambigus ou moralement complexes pour susciter la réflexion, mais les juges peuvent y voir une faiblesse dans la caractérisation.

Rythme et déroulement

Les juges évaluent souvent la vitesse d’une histoire. Cependant, d’autres auteurs optent pour un rythme différent. Par exemple, le lauréat norvégien Jon Fosse est connu pour sa « prose lente », qui invite à la réflexion plutôt qu’à la précipitation. Ce ralentissement permet aux lecteurs de s’immerger dans les idées et les émotions. Pourtant, les juges peuvent à tort y voir un manque de maîtrise narrative. Bien que le rythme puisse être pris en compte, il ne devrait pas constituer un critère décisif pour les prix littéraires, car la qualité d’une œuvre dépend de bien d’autres éléments que de son seul rythme.

Potentiel commercial

Bien que les prix littéraires visent à récompenser la valeur artistique d’une œuvre, les juges peuvent, parfois inconsciemment, se laisser influencer par son potentiel commercial. De nombreux livres d’abord ignorés sont devenus des classiques, tandis que certaines œuvres à grand succès manquent de profondeur artistique. Il est donc essentiel que les juges demeurent vigilants, afin que les logiques du marché ne l’emportent pas sur la véritable valeur littéraire.

Talent unique

Un critère fréquent pour un prix littéraire est la présence d’une qualité unique et exceptionnelle, surtout quand tous les candidats ont un fort mérite. Ellen Mattson explique : « Le monde est plein d’écrivains très bons, mais il faut quelque chose de plus pour être lauréat. C’est difficile à expliquer. C’est quelque chose avec lequel on naît, une voix que je trouve chez cet écrivain et nulle part ailleurs. » Cependant, baser les décisions sur une « étincelle divine » sans explication claire suscite souvent controverse et remet en question l’équité.

Un système transparent basé sur des points

Évaluer des œuvres littéraires est une tâche complexe pour les juges humains, en raison du goût personnel, du contexte culturel, des biais politiques et des réactions émotionnelles, ce qui mène souvent à des décisions incohérentes ou controversées. L’intelligence artificielle peut offrir une alternative en apportant une évaluation plus cohérente et objective. Elle est en effet capable d’analyser la structure, le langage et l’originalité d’un texte. De plus, elle peut étudier l’impact émotionnel d’une œuvre, en repérant des motifs affectifs récurrents, ainsi que le développement des personnages. Elle peut aussi reconnaître une voix narrative distincte. Le lauréat serait ainsi sélectionné selon un système de points, fondé sur des critères mesurables, plutôt que par des délibérations subjectives.

MyPoolitzer : le marché plutôt que le mérite littéraire

En mars 2025, le MyPoolitzer a lancé le premier concours d’écriture scientifique propulsé par l’IA, en partie inspiré de mon article « L’avenir des prix littéraires : Pourquoi l’IA devrait remplacer les jurys humains » (Le Canard libéré, 25 octobre 2024). J’ai exhorté les organisateurs, via LinkedIn, à exclure les juges humains pour éviter la subjectivité. Pourtant, ils en ont inclus et se sont eux-mêmes désignés membres du jury, sans qualifications littéraires. J’avais proposé des critères clairs — thème, développement des personnages, voix, mérite littéraire — mais ils ont privilégié le rythme, le potentiel de ventes, le style et le genre. Cette approche a favorisé des formats commerciaux au détriment d’une narration plus réfléchie, transformant le concours en filtre de marché. Un système transparent, fondé sur des points et centré sur la qualité littéraire, refléterait mieux l’excellence, libre des tendances et des biais.

Par Mouloud Benzadi (écrivain, lexicographe et chercheur – Royaume-Uni)

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