Tant que la chaîne de valeur halieutique n’est pas transparente de bout en bout, le consommateur restera pris dans les filets des gros poissons du secteur. Décryptage en eaux troubles.
Laila Lamrani
Le salon Halieutis de cette année (5 au 9 février 2025, à Agadir) se tient dans un contexte particulier. La nomination en octobre 2024 d’un secrétaire d’État à la pêche maritime, en la personne de Zakia Driouich, un département dont elle était jusque-là secrétaire générale. Atteinte par la limite d’âge en 2024, mais bénie de son mentor qui n’est autre que Aziz Akhannouch, elle bénéficiera d’une prolongation de son mandat en vertu d’un décret puis d’une décision qui fait d’elle une chargée de mission auprès du Chef du gouvernement. Deux postes pour une seule tâche, avant de monter en grade, à la faveur du dernier remaniement gouvernemental. Belle revanche pour celle qui était marginalisée sous le mandat de l’ex-ministre Mohamed Sadiki qui court-circuitait la secrétaire générale qu’elle était en travaillant directement avec les directeurs du département de la pêche. Dès la prise de ses nouvelles fonctions, s’en suit immédiatement la mise à l’écart des responsables acquis malgré eux au ministre, puis un appel à candidature bien orienté en termes de conditions bien taillés pour les heureux futurs élus qui lui jureront fidélité éternelle.
Selon une source bien informée, la secrétaire d’Etat ne laissera quiconque osant lui apporter la contradiction accéder à au moins deux postes stratégiques, dont la chefferie a été mise en jeu, et qui sont particulièrement scrutés : Le directeur de l’institut national de recherche halieutique (INRH) et le directeur du contrôle des pêches. Ceux qui connaissent les dessous des cartes jugeront de la qualité de l’orientation de la cheftaine de la pêche maritime à partir des profils qui auront ses faveurs, mais surtout du degré de leur servilité. En externe, le département de la pêche s’emploie à redorer son blason à travers la 7ème édition du salon de la pêche « Halieutis », sous le thème pompeux : « Recherche et innovation pour un secteur halieutique durable». Un raout annuel qui ne pourra en rien calmer le courroux des citoyens, accablés par les prix excessifs du poisson et encore moins apporter des réponses convaincantes à ce renchérissement.
Entre initiés
Le Salon reste fidèle à sa vocation de vitrine, un rendez-vous pour la figuration, qui attire pendant la séance inaugurale qui dure quelques minutes ceux qui ont quelque faveur à demander au premier responsable de la filière. Dès que ce dernier tourne les talons, les lieux se vident aux trois-quarts, les stands deviennent déserts. A Halieutis, ça blablate pas mal entre initiés dans des conférences sans public et les visiteurs, souvent des badauds, qui s’y rendent le lendemain repartent bredouille faute d’espace de vente de produits de la mer en conserve (seuls quelques exposants montrent généreusement des échantillons de poissons en conserves non destinés à la vente, orientés vers l’export et introuvables sur le marché national).
Dans son mot de présentation de cette édition, la présidente du salon, Amina Figuigui, qui règne en maîtresse de l’opacité sur l’office national de pêche (ONP) depuis 2010- qu’attend le gouvernement Akhannouch pour le lui céder en héritage ?- a truffé son texte de mots et d’expressions qui relèvent plus du déclamatoire que de la réalité effective comme l’économie bleue », la « préservation de notre patrimoine naturel » ou la valorisation de « nos océans pour le bien des générations futures ». Quid de la génération actuelle ? Que lui proposent concrètement les responsables du secteur ? Ce discours pompeux, qui ne mange pas de pain, lui parle très peu, surtout que les prix du poisson ne connaissent point de baisse malgré le non-renouvellement de l’accord de pêche avec l’Union européenne, accusée naguère de contribuer par l’effort de pêche de sa flotte à la rareté de la ressource et partant de sa cherté.
Ce renchérissement n’épargne même pas la sardine, autrefois accessible à une large frange de la population aux revenus modestes. Quant au poisson blanc, qui affiche des prix vertigineux, autour de 120 DH le kilo en moyenne, il relève simplement du luxe, à l’instar des viandes rouges et blanches, pour les petites bourses et même les moyennes. Est-il acceptable que le gouvernement soit incapable de garantir à sa population un accès abordable à ses ressources halieutiques ? Le citoyen lambda, gavé de slogans sur la pêche durable, la lutte contre la pêche illicite ou la valorisation de la ressource, a du mal à comprendre cette flambée alors que son pays dispose de plus de 3.000 kilomètres de côtes, réputées les plus poissonneuses au monde.
A dire vrai, ces prix hors de portée pour le commun du consommateur reflètent ce qui caractérise le plus le secteur de la pêche: l’opacité. Bien des secteurs au Maroc ont gagné ces vingt dernières années en transparence, sauf celui-là, qui reste réfractaire à la transparence. Transparence sur la réalité des captures, l’efficacité des contrôles, les marges des mareyeurs…On connaît plus ou moins les opérateurs des principaux secteurs d’activité, comme l’immobilier ou la finance par exemple, qui prennent régulièrement la parole dans les médias, hormis ceux de la pêche qui naviguent dans la discrétion totale, fuyant les projecteurs, fidèles à la fameuse expression « vivons heureux, vivons cachés ». Preuve, la bourse de Casablanca ne compte aucun gros poisson du secteur !
La pêche est un secteur hautement juteux, qui génère beaucoup de cash, bénéficiant à une caste de rentiers formée de titulaires d’agréments loués souvent au noir à des armateurs contre des sommes mirobolantes et d’une pléiade d’armateurs et d’exportateurs. La chaîne de valeur halieutique n’est pas transparente de bout en bout, nombre de ses maillons restent impénétrables en raison de leur fonctionnement hermétique. Il n’y a qu’à faire un tour dans les ports de pêche d’Agadir ou de Dakhla, peuplés d’unités qui ne paient pas de mine ( sans enseigne accrochée à leur fronton) pour mesurer l’ampleur de l’allergie à la transparence. « Et puis, connaît-on réellement l’étendue de la pêche illégale et du siphonnage des fonds marins qui bénéficient de bien des complicités ?», s’interroge un expert du secteur à la retraite.
Sans doute la stratégie Halieutis, élaborée en septembre 2009, a-t-elle permis surtout d’aménager les différentes pêcheries sur la base de quotas en décrétant le repos biologiques pour certaines espèces, mais force est de constater qu’elle n’a pas apporté de valeur ajoutée pour le citoyen-consommateur en termes de régulation et de contrôle des prix, telle sorte qu’ils soient corrects et respectent son pouvoir d’achat. Cette opacité omniprésente dans l’aval de la filière rejaillit également sur son aval, le marché marqué par un renchérissement indécent, difficile à digérer pour un pays doté de deux façades maritimes. La raison de cette situation paradoxale est à chercher principalement dans le système des agréments de pêche, les fameuses grimates, qui empêchent l’introduction de la concurrence et de la vérité des prix dans les transactions. Le jour où ces autorisations d’enrichissement par voie administrative disparaîtront au profit d’un système de cahier des charges transparent avec une véritable instance de régulation, l’on pourra espérer dans ce pays manger du poisson à son juste prix et affirmer que les acteurs du secteur naviguent en eaux claires…